·
introduction ·
I ·
II ·
III ·
IV ·
V ·
VI ·
VII · VIII ·
IX ·
X ·
XI ·
XII ·
conclusion ·
bibliographie ·

I - D'AURE ET BAUCHER
1. D'Aure : l'impulsion
2. Baucher : l'opposition
3. La théorisation équestre
: enjeu européen et scientifique
II - SAUMUR : ENJEU ET COMPROMIS
1. D'Aure contre Baucher
2. Le compromis : l'art équestre
est une science
3. La résistance et le mouvement
ANNEXE DU CHAPITRE VII : LE RASSEMBLER
LES FORCES ET LEUR ASSOUPLISSEMENT
LE PRINCIPE DES FLEXIONS
(notes)
CHAPITRE VII - A HUE ET A DIA
Assistant un jour à la leçon
donnée à ses fils, Louis-Philippe, distingué cavalier, fut frappé
de leurs médiocres résultats. Le roi dit au comte de Cambis qui
l'accompagnait (1)
: "Jamais mes fils, si bien bâtis cependant pour monter à cheval,
ne pourront, d'aprés ce que je vois, se présenter avantageusement
et avec assurance devant les troupes, il faut les mettre entre les
mains d'un autre maître, mais lequel ?"
Le comte de Cambis répondit que "l'écuyer le plus
en renom et le plus capable de donner aux princes la confiance qui
leur manque, c'est le comte d'Aure qui a montré aux pages. Depuis
la suppression du manège de Versailles, il se tient à l'écart et
a cessé tout rapport avec le service des écuries, mais, si on lui
en faisait l'ouverture, peut-être accepterait-il de donner leçon
aux princes".
Le comte d'Aure, préssenti, accepta. " Pour faire
disparaître promptement et sans peine la raideur de ses nouveaux
éléves il fit préparer dans le parc de Saint-Cloud une allée présentant
ca et là, des branches assez basses pour obliger le cavalier à s'incliner
sur l'encolure de son cheval. Puis il prit avec lui les princes.
Après avoir commencé par les distraire de la préoccupation que leur
causait le cheval par quelques unes de ces anecdotes qu'il racontait
si bien, il prit une allure vive et s'engagea dans l'allée préparée,
tout en continuant sa conversation. Pour éviter les branches, il
fallait forcément se pencher tantôt d'un côté, tantôt de l'autre
et ces mouvements répétés par les jeunes princes, toujours soumis
au charme de la parole de leur maître, commençait à diminuer leur
raideur, qui disparut en même temps que la confiance leur revint
".
Aucun précepte particulier ne vint redresser les
corps princiers. Seul le mouvement vif à travers une allée semée
d'embuches obligea les deux cavaliers à se dénouer et à s'assouplir.
D'Aure, au lieu de prodiguer de nouvelles règles préfèra l'action
en avant.
Ce principe de la "mise en
avant" était critiqué par les tenants de l'académisme qui ne voyaient
ici que précipitation et concession à la monte anglaise. "L'anglomanie
était le mal du pays; c'est surtout depuis que tout le monde va
à cheval à l'anglaise, c'est-à-dire ridiculement et sans aucune
règle ni principe, que personne n'apprend à conduire ses chevaux
sûrement et habilement" (2).
L'anglomanie était le dernier
mot du bon goût équestre et désespérait les vieux écuyers. " Depuis
lors, cette manie de singer les Anglais n'a fait que croître et
elle a gardé les plus grandes chances d'être toujours à la mode
pour une raison bien simple, c'est qu'il sera toujours plus facile
d'être ignorant que savant, et que le manque de savoir et de tenue
se masquant admirablement parce qu'on qualifie de "manière anglaise".
Il faut être juste du reste et constater que c'est surtout parmi
les cavaliers civils que l'anglomanie a rencontré les adeptes les
plus fervents, et pour cause... l'équitation militaire en fut sauve-gardé
par les bonnes traditions conservées à Saumur " (3).
Saumur, pour promouvoir et conserver les règles
équestres devait s'attacher des théoriciens de renom: d'Aure et
Baucher furent mis en concurrence pour établir leur primauté doctrinale.
I - D'AURE ET
BAUCHER
Entre d'Aure et Baucher s'instaura une opposition
farouche et sans appel. Ces deux écuyers, dont l'équitation fut
vénérée devinrent tous les deux l'enjeu des conflits que se livrèrent
les tenants et les opposants d'une réglementation de l'équitation
militaire. Au fond s'agissait-il de confier l'art équestre à l'administration
, et de faire que le cheval devienne ainsi le véhicule des débats
politiques et sociaux qui traversaient l'armée et l'Etat ? Avec
d'Aure et Baucher les idéologies politiques se cristalisèrent sur
les représentations équestres et la manière de mieux dresser le
cheval et la nation. Les concepts de l'équitation répondent autant
à des impératifs physiques que des problématiques sociales où cheval
et politique se qualifie pareillement.
L'enjeu de toutes les théorisations
équestres du moment n'était rien moins que la détermination d'une
doctrine qui s'appliquerait à 1'ensemble des troupes à cheval du
royaume.. Le duc de Nemours fidèle à son maître équestre, d'Aure,
le fit nommer écuyer en chef à Saumur en 1847, et évinça toute vélléité
Baucheriste (a).
D'Aure et Baucher allaient s'affronter longuement, le premier tenant
de la "mise en avant", l'autre partisan des flexions à outrance.
Baucher aurait gagné si la mort de son protecteur n'avait renversé
les influences Parmi le monde parisien, on compte les bauchéristes
et ses adversaires, les premiers se regroupaient autour du duc d'Orléans:
Lamartine, Delacroix, Théophile Gauthier; les adversaires eux se
rassemblaient autour du second fils de Louis Philippe, le duc de
Nemours : Alexandre Dumas, George Sand, plus tard Flaubert, etc…
1. D'Aure :
l'impulsion
D'Aure (1799-1863) est sous-lieutenant dans un
régiment d'infanterie. Puis il entre en 1816 aux gardes du corps
de Louis XVIII. Protégé par le vieil écuyer P. d'Abzac, d'Aure suit
le cours d'élèves officiers de 1817 à 1821. D'Aure acquit auprès
de d'Abzac, les préceptes de la vieille école de Versailles qu'avaient
occulté les vingt-cinq années de guerre et de révolution.
En janvier 1821, d'Aure est nommé écuyer ordinaire
et instructeur des pages. D'Abzac meurt en 1827, et d'Aure lui succède
dans les faveurs de la cour de Charles X, roi depuis 1824. Le duc
et la duchesse d'Angoulème, la duchesse de Berry suivent les leçons
de ce jeune écuyer de 28 ans.
Victime des journées de Juillet 1830, le manège
de Versailles est supprimé. D'Aure rachète quelques uns des chevaux
du roi pour garnir les écuries d'un manège qu'il installe à côté
de la rue Cadet.
Le Jockey Club est fondé à la même époque, et son
fondateur, Lord Seymour se lie d'amitié avec d'Aure. Le "traité
d'équitation" écrit par d'Aure en 1834 lui est dédié. Cet ouvrage
est un assemblage de notes sur une dizaine d'années, et d'Aure y
défend une équitation naturelle et pragmatique, où l'impulsion est
essentielle, plus importante encore que la position de l'encolure.
Son deuxième manège de la rue Duphot tombe en faillite
en 1839. D'Aure passe quelques temps en Normandie, où il se consacre
à sa passion de l'élevage. Puis il prend la direction d'un troisième
manège à la Chaussée d'Antin. Jusqu'en 1842, d'Aure reste un illustre
écuyer mondain mais rien ne laissait présager la bataille qui allait
l'engager, le reste de sa vie durant, contre Baucher, écuyer qui
professait une théorie inverse à la sienne.
En 1850, d'Aure en qualité d'écuyer en chef de
l'école de cavalerie, fait paraitre son "cours d'équitation" à l'usage
de l'instruction des officiers et gradés en stage. Bien dans le
ton, d'Aure essaye d'orchestrer en parallèle l'instruction équestre
et l'instruction militaire.
En 1855, une demoiselle Isabelle, protégée par
le Prince Eugène Napoléon, cousin de l'Empereur, fut introduite
à l'école de cavalerie pour initier les élèves à sa méthode de dressage.
Sans autre forme de préséance, elle se fit accompagner d'un officier
supérieur afin d'appuyer une autorité, qui très vite ne parut guère
fondée aux écuyers saumurois lorsqu'ils la virent hésiter à enfourcher
un cheval. D'Aure fut très affecté de cette légèreté et démissionna
de son poste d'écuyer en chef le 17 juillet 1855.
Le général Fleury, grand écuyer de France, le fit
nommer successivement directeur des écuries de l'Empereur, puis
écuyer de Sa Majesté (1858), enfin inspecteur général des haras
(1861), poste qu'il occupa jusqu'à sa mort en 1863.
2. Baucher
: l'opposition
François Baucher (1796-1873)
est né à Versailles où son père était marchand de vins. A quatorze
ans, Baucher partit en Italie avec un oncle qui dirigeait les écuries
de Camille Borghèse (1775-1832), époux de Pauline Bonaparte et gouverneur
du Pièmont de 1807 à 1814 (b).
Baucher apprit pendant quatre ans tout ce qui touche au cheval et
acquit une expérience très honorable en équitation. Il visita l'académie
célèbre de Milan dirigée par Mazzuchelli (1760-1830). Cet écuyer
est aussi un théoricien dont les analyses influençèrent Baucher.
A propos du dressage, Mazzuchelli écrit dans son
ouvrage "Elementi di cavallerizza" (1802): il ne doit y avoir qu'une
seule volonté, et, l'on ne saurait douter de laquelle des deux,
il s'agit, car il est de plus grande importance que l'on détruise
toute volonté chez le cheval et qu'elle soit reconvertie en celle
d'autrui".
Ce livre ne fut édité qu'en 1805, an I de la République
italienne, et traduit en français seulement en 1827. Par ailleurs
il faut relever que l'ouvrage de Mazzuchelli est véritablement précurseur
du nouveau siècle équestre et des nouvelles mentalités. L'auteur
dédie son livre à son cheval en ces termes : "A toi, qui a tant
contribué à mon instruction, à toi que, sans me souiller par l'adulation,
je puis appeler un valeureux et savant cheval, je consacre mon ouvrage".
Dans son ouvrage, il justifiait le trot enlevé ("la mode de monter
à l'anglaise") qui révolutionne le rapport de l'homme au cheval.
Il souhaitait l'ouverture d'un centre mondial d'instruction: idée
directement issue de la pensée "révolutionnaire". Enfin, il consacrait
une partie à l'équitation "convenable aux dames". C'est d'ailleurs
cette partie qui fut traduite en francais sous la Restauration.
Elle connut un franc succès et l'équitation pour dame fut reconnue
par tous les écrivains équestres. L'avènement d'une théorisation
exclusivement consacrée aux Dames illustre bien la nouvelle époque
et ne manque pas d'avoir des conséquences diverses dans le monde
équestre et militaire.
Rentré à Versailles après 1814, Baucher s'appliqua
aussi à observer Pierre d'Abzac, ancien écuyer de Louis XV et devenu
écuyer en chef de Louis XVIII. Baucher est engagé comme piqueur
du duc de Berry, second fils du futur Charles X (alors comte d'Artois).
En 1820, constatant sa divergence d'opinion avec "son maître" qui
n'était pas qu'équestre, il s'installe au Havre comme écuyer civil,
au manège de M. de Châtillon. Puis il enseigne au manège d'Antonio
Franconi à Rouen. En 1833, il édite son "Dictionnaire raisonné d'équitation",
dont le général de Décarpentry dira qu'il était un "manifeste révolutionnaire".
On y retrouve l'empreinte de Mazzuchelli: l'homme
fait du cheval un instrument docile, soumis aux impulsions de sa
volonté. L'éducation du cheval consiste dans la domination complète
de ses forces, et il n'est possible de disposer de celles-ci qu'en
annulant toutes les résistances. Le mot central de la théorie de
Baucher est celui de "résistance". Le cheval ayant cédé dans tout
son corps, c'est-à-dire que le cavalier n'y trouve plus aucune résistance,
on peut dire qu'il est dressé, et qu'il n'agit plus que par l'utilisation
des forces transmises.
Baucher se fixa à Paris,
lorsqu'il s'aperçut que sa réussite ne pouvait pas être complète
en province. Avec J.C. Pellier, il posséda un manège au 11 rue Saint
Martin en 1834, manège qui devint le concurrent direct de celui
de d'Aure, rue Duphot. Sa carrière "mondaine" débute lorsqu'il fut
engagé par Laurent Franconi qui jouissait d'une très grande réputation
à Paris. De 1838 à 1848, Baucher présentait au cirque des Champs
Elysées des chevaux admirablement dressés "stupéfiant les spectateurs
par la précision avec laquelle il les montait" (4).
Le duc d'Orléans, fils aîné du Roi, président du
comité de cavalerie assistait à ces démonstrations de talent. En
1843, Baucher édite sa "méthode d'équitation" dédiée au général
Oudinot, aide de camp du duc d'Orléans. Cet ouvrage connaît un succès
qu'atteste cinq rééditions successives (1843, deux en 1844, et deux
en 1846, etc.). Baucher expose dès lors clairement ses principes
qui soulèvent un tollé chez ses ennemis.
Sous le principe général de "substitution des forces
transmises aux forces instinctives", il précise ce qu'il appelle
"l'effet d'ensemble" qu'il obtient par l'emploi simultané des aides
"propulsives" et "rétro-propulsives". Cet effet n'est "possible
qu'après avoir habitué le cheval à quatre exercices :
- le refoulement de l'encolure sur le tronc obtenu
par des flexions directes
- le règlage de l'encolure dans la direction par
des flexions latérales.
- les flexions de mâchoire pour soumettre entièrement
l'avant main
- la mobilisation des hanches
On reprochait aux techniques de Baucher d'être
impossible à utiliser pour des écuyers qui ne seraient pas ses élèves
directs, et de donner aux néophytes des armes de dressage trop rapides
donc dangereuses. Ses ennemis n'admettent pas so, principe premier
qui prône la substitution des forces transmises aux forces instinctives.
En
1842, la cavalerie s'intéresse fortement à la théorie de Baucher,
alors célèbre. Le général Oudinot, fort de l'appui du duc d'Orléans,
fait venir à Paris, l'écuyer en chef de Saumur pour qu'il observe
le dresseur (5).
Le commandant de Novital fut acquis d'emblée et dit de sa rencontre
avec la méthode de Baucher qu'elle est "une nouvelle fontaine de
jouvence où les vieilles traditions viendront se retremper" (6).
Il fut organisé à Paris, des séances d'instruction de cavaliers
militaires en vue d'une application massive de la méthode "Baucher".
Le 13 juillet 1842, le duc d'Orléans meurt accidentellement
à Neuilly. Cet évènement se fit ressentir cruellement après le dernier
examen de passage que Baucher fit à Saumur en février 1843. Son
cours à Saumur commença le 16 février 1843 devant 43 capitaines
instructeurs et 24 officiers appartenant à l'école, et dura deux
mois. Il convainquit de très nombreux officiers au bien fondé de
sa méthode. Peu après, une commission fut nommée par le ministre
de la guerre dans laquelle le duc de Nemours, partisan de d'Aure,
remplaçait son frère. Après les deux mois de leçon, le général de
Sparre, inspecteur des cours, ne put que féliciter Baucher au nom
du maréchal de Soult, ministre de la Guerre. Mais sa doctrine fut
interdite à l'école, puis à l'ensemble des corps de troupe dès 1845.
On disait alors pour justification que la méthode Baucher n'avait
pas été utile pour gagner la bataille d'Austerlitz. En conclusion
de cet épisode, d'Aure fut nommé écuyer en chef à Saumur.
3. La théorisation
équestre : enjeu européen et scientifique
Très affecté, Baucher voyagea en Europe pour expliquer
sa méthode. Le " Bauchérisme " fit le tour de 1'Europe comme une
"science nouvelle".
Baucher se trouvait à Berlin lors de la révolution
de 1848. Il pâtit de l'inquiétude que créaient sur les élites Européennes
les diverses agitations révolutionnaires. En effet, la haute société
allemande se mit à voir en lui l'incarnation d'une équitation de
"sans-culottes".
Pourquoi cet engouement pour
l'art équestre et pourquoi Baucher cherche-t-il un satisfecit européen?
Indéniablement l'enjeu du débat dépasse amplement ce que laisse
envisager les conséquences strictement équestres des discussions.
Certes, il y a à la clef, la rédaction de certains règlements de
cavalerie mais i1 y a aussi un véritable engouement doctrinaire
dans lequel se délectent les discussions de salons ou les galeries
de manèges. Ce double enjeu militaire et mondain devient politique
et peut être expliqué en partie en analysant les thèses équestres
de Baucher (c).
Un accident obligea l'écuyer à revoir sa doctrine.
Cette évolution éclaire sur les enjeux théoriques tant Baucher ne
pouvait plus prétendre à une carrière officielle. Son enseignement
devînt une philosophie que la tradition militaire s'appropria et
discuta comme d'une morale dont l'aspect personnel et social se
décanta très progressivement au gré des époques.
En mars 1855, Baucher travaillait à pied une jeune
jument sous le chapiteau d'un cirque. L'énorme lustre central du
platond se détache et tombe sur lui, le blessant grièvement. Après
une immobilisation de plusieurs mois, il était sur pied et très
vite à cheval, mais bien différemment qu'auparavant. Il ne fut jamais
revu en public. Dès lors, il professa une autre méthode, obligé
qu'il était de renoncer à l'emploi de ses jambes puissantes. "L'effet
d'ensemble" demeurait l'axiome, mais les moyens pour l'obtenir différaient:
la main eut un rôle moins subordonné aux jambes.
Baucher continua à enseigner dans divers manèges.
Napoléon III lui accorde une pension. Pendant le siège de 1870,
il s'affaiblit encore et cesse de monter. Il meurt le 14 mars 1873.
Voici comment le général L'Hotte rapporte les dernières indications
équestres que Baucher lui fit, alité, le 7 mars: "me prenant la
main et lui donnant la position de la main de bride, il dit : "Rappelez-vous
bien; toujours ça ! et il immobilisa ma main sous la pression de
la sienne, "jamais çà ! et il rapproche la main de ma poitrine".
Autrement dit résister et ne jamais réagir, ou bien, être ferme
mais sans réaction !
L'Hotte connut successivement les deux maitres
d'art équestre. I1 reconnaissait leurs talents respectifs et s'accordait
avec les ennemis de Baucher pour critiquer la manière dont les élèves
de ce maître utilisaient ses préceptes équestres. L'Hotte fut le
conciliateur des deux doctrines, c'est à dire celle des militaires
et celle de l'élite aristocrate. Exprimer l'équitation comme une
science, c'est à dire comme une doctrine rationnelle capable d'être
réglementée pour devenir la loi commune à laquelle chacun devait
se conformer.
Baucher se considérait avant tout comme chercheur
scientifique. L'équitation devait devenir science. Beaucoup de ces
émules mirent trop souvent en application des techniques équestres
avant de savoir correctement monter à cheval. Ce furent assez souvent
de piètres disciples. Mais en examinant ceux qui rédigèrent leurs
pensées équestres force est de constater qu'ils énoncent des théories
certes appropriées au cheval mais aussi qui confrontent les cavaliers
notamment militaires à l'utilité et à l'efficacité de leurs pratiques
équestres.
Les aventures européennes de Rul, un de ses nombreux
disciples, bien qu'il ne fut pas mauvais cavalier, illustrent la
fièvre qui existait partout à propos du dressage. Rul (1811-1880)
demande à Baucher un diplôme dont il se servira dans ses voyages
à travers l'Europe pendant dix ans de 1847 à 1857. Rul était avide
de reconnaissance et dès qu'il arrivait quelque part, il se faisait
décerner un diplôme à l'instar de la lettre de satisfaction que
Sa Majesté Ferdinand II, roi des Deux-Siciles, lui décernera le
25 juillet 1855. Dans le cas contraire il ne dédaignait par de provoquer
en duel, ceux qui ignoraient ou insultaient la méthode qu'il professait.
Il vouait à Baucher un respect
illimité et disait de lui en relatant les quatre années passées
avec lui: "Que ces heures ont passé rapidement ! quels bienfaits
ne m'avez-vous pas prodigués ! Humiliant mon amour-propre rebelle,
châtiant ma sotte vanité, me faisant rougir de mes brutalités injustes
à l'égard de ce brave et noble animal, vous transformâtes ma nature,
modifiâtes mes habitudes, et fîtes de moi un homme raisonnable,
un ami intelligent du cheval" (7).
Rul, à le lire, a été littéralement dressé par Baucher.
Rul convoya deux chevaux
que Baucher avait vendus à une de ses élèves, Pauline Cuzent, de
Paris à Prague. Il ne put s'empêcher de faire une démonstration
équestre lors de son passage à Hambourg, à tous les amateurs de
la ville, le consul de Prusse en tête. A Dresde c'est le baron Hofman
qui le prie d'accepter son hospitalité. Après la démonstration du
dressage, le baron, "courut chercher le vieux M. Mayer écuyer du
feu Roi". Ils se déclarent tous deux partisans convaincus de la
méthode. A Prague, une nouvelle démonstration publique, convainct
un général de cavalerie, Kreissn qui le recommande, à Vienne, au
prince de Liechenstein, lequel est censé obtenir du gouvernement
tout ce que Rul voudrait (8).
Le prince jouissait d'une grande réputation équestre. Rul enseigna
trois mois à des officiers de cavalerie. Il y dressait des chevaux
réputés indomptables ce qui lui attira de très nombreuses inimitiés.
Cet impair l'empêcha de devenir instructeur de la cavalerie toute
entière.
Partant de Vienne, il fut
reçu plus chaleureusement encore à Berlin, avec le message : "le
Roi a donné l'ordre à son grand écuyer de vous remettre un cheval,
pour être dressé, ainsi qu'à l'escadron d'instruction de vous confier
tous les chevaux réputés indomptab1es (9)".
Mais 1'hostilité des autorités militaires était telle que Rul ne
reçut rien: la méthode Baucher était bannie. Le conflit entre l'élite
militaire et la cour, entre le militaire et le civil poursuivit
Rul. I1 dut même fournir des certificats de bonnes moeurs et d'apolitisme
pour se sortir des tracasseries administratives qu'il rencontrait.
A Breslau, c'est la police, à Berlin ce sont les écuyers de tous
les manèges qui intriguent. L'Europe équestre n'appréciait pas que
des Français de surcroit roturiers lui apprennent à mieux dresser
les chevaux.
Rul concluait après ce périple
européen du peu d'élégance qui règnait dans les manèges qui selon
lui était dû à un conservatisme vaniteux de l'équitation (10).
Pour Rul, "toute faute commise par le cavalier dans l'éducation
du cheval, amène, de la part de celui-ci d'abord une
résistance,
puis un refus, puis la défense, ensuite la révolte que suit trop
souvent une catastrophe..." (11).
Rul prescrit : "Un cavalier intelligent doit faire souvent son examen
de conscience. Le cheval est-il resté toujours léger ? Oui, preuve
que le cheval a bien compris la pensée du cavalier. Non, preuve
que le cheval n'a pas compris, parce que le cavalier s'est mal expliqué"
(12). Rul continue
: "le cheval est un impitoyable dialecticien, ce n'est pas lui qui
provoque; il répond à la provocation de l'homme, et il est doué
d'un esprit si juste, qu'il ne consent volontiers à se laisser dominer
que par une intelligence supérieure, une raison éprouvée" (13).
L'acculement du cheval provoque ses résistances. L'acculement est
"la destruction de la loi de l'harmonie". C'est par des "bauchérisations
graduées avec tact (la science équestre n'est que l'emploi judicieux
des bauchérisations successives), que le cavalier sans brusquerie,
sans colère assouplira les muscles du cheval, les harmonisera comme
des cordes d'un instrument, fera cesser l'excès de force dans une
partie au profit des parties faibles, concentrera les forces et
le poids en les fixant entre les jambes et la main du cavalier (...)
Un cheval équilibré représente la somme d'une plus ou moins grande
quantité de bauchérisations graduées dont le nombre varie selon
l'équilibre (naturel ou acquis) du cheval. Tel cheval est léger
au pas après 400 bauchérisations, et tel autre, ne le sera qu'après
1 000" (14).
Pour Rul, si on travaille un cheval une heure par
jour, pendant trois mois en portant à 40 le nombre des baucherisations
faites, en moyenne chaque jour, un dressage s'obtiendrait en moyenne
avec 3600 bauchérisations…La science de l'équitation, en tout cas
la doctrine équestre française ne convainct pas l'Europe cavalière.
II
- SAUMUR : ENJEUX ET COMPROMIS
1. D'Aure contre Baucher
D'après le général L'Hotte
qui fut donc un de ses disciples, Baucher établissait volontiers
des rapprochements entre l'équitation et différentes situations
de la vie. Baucher dans un entretien avec Thiers, applique à la
politique l'un de ses grands principes : "l'équilibre doit être
obtenu sans altérer le mouvement qui, tout en s'opérant, ne doit
porter aucune atteinte à l'équilibre" (15)
A Bordeaux, Baucher eut
deux élèves représentants de partis politiques adverses. Il rentra
en discussion avec eux pour les mettre d'accord. Il prit le cheval
pour exemple et assimilant l'avant main aux classes dirigeantes,
l'arrière main aux autres classes, il leur dit : "Le cheval puise
son éclat, la noblesse de son aspect, dans l'avant main, et sa force
dans l'arrière main; l'avant main, par elle-même est peu propre
à produire de grands efforts, mais si elle n'était là pour diriger,
règler les forces émanant de l'arrière main, celles-ci n'aboutiraient
qu'à des mouvements désordonnés. Aussi l'union de l'avant et l'arrière
main est-elle indispensable pour donner au mouvement la régularité
et l'énergie. Eh bien ! il en est de même des deux partis dont vous
vous faites les champions et que vous vous opposez l'un à l'autre
au lieu de chercher leur accord" (16).
Une idée centrale émane de ces deux aphorismes.
Le premier s'adressant à Thiers, manoeuvrier hors pair, concerne
plus particulièrement l'art de gouverner considéré comme une vaste
équitation. Le second identifie les partis comme les chantres de
la primauté politique soit de l'avant main, soit de l'arrière main;
l'un devant ètre monarchiste, l'autre républicain. Ces deux conceptions
ne peuvent se séparer dans l'esprit de Baucher, qui prédit leurs
avantages réciproques dans leur complémentarité: le cheval est un,
comme le peuple d'une même nation. D'où l'analogie entre "cheval"
et "peuple", ce même "être" à gouverner et à dominer. Gouverner
et faire de la politique concours à la même manière de se comporter.
Baucher demandait aux deux protagonistes de comprendre
qu'ils faisaient parti d'un même tout, mais le propre d'un parti
serait avant tout, de percevoir sa spécificité d'avant ou d'arrière
main. Pour Baucher, l'une est irréductible à l'autre et font partie
d'un même tout.
Baucher "travaillait" l'avant
main au moyen de flexions, du bout de devant, qui lui permettait
d'obtenir le relachement complet des muscles qui s'y opposaient,
c'est ce que l'on appelle des flexions d'encolure ou flexions latérales.
L'encolure devait s'infléchir jusqu'à ce que la tête arrivât à l'épaule,
"le cheval regardant des deux yeux en arrière" (17).
Cette avant main était soumise à un traitement
dont Baucher énonçait ainsi le principe: "opposer résistance à résistance
jusqu'à ce que celle du cheval soit vaincue". Jusque là les résistances
entre le cavalier et sa monture faisaient l'objet de négociations
où l'on éludait les résistances en faisant des concessions "plus
ou moins heureuses".
L'avant main soumise à de tels traitements était
trop "dénouée" et d'après le commentaire de L'Hotte, il fallait
la renouer par le mouvement. L'impulsion avait alors une importance
accrue, car elle devait "rendre la vie, l'élasticité aux ressorts
amollis". Baucher disait alors que tout le cheval était dans l'arrière
main et il répétait sans cesse aux cavaliers montant sous sa direction
d'entretenir l'impulsion.
Cette impulsion entretenue par une continuité de
la pression des jambes, des éperons, était telle qu'il arriva à
Baucher d'être obligé en descendant de cheval de s'envelopper les
cuisses avec des bandes de toile mouillées et fortement serrées.
D'Aure
prônait quant à lui le dressage par le mouvement, plutôt que par
une position préalablement obtenue. D'Aure travaillait ses chevaux
sur des "résistances et il n'avait pas pour but premier la soumission
de l'animal" (18).
Ses buts peuvent se résumer ainsi, d'après L'Hotte: "rendre le cheval
franc devant lui, le mettre d'aplomb, régulariser ses allures et
les développer, le soumettre assez pour le tourner facilement à
droite et à gauche et pouvoir règler l'emploi de ses forces dans
les grands espaces où il est appelé à se mouvoir" (19).
D'Aure prescrivait ces buts restreints pour tous les chevaux. Il
exigeait de ses chevaux une soumission plus grande, mais il ne poursuivait
jamais leur parfaite légèreté: "Les résistances, à l'aide de la
répétition des mouvements allaient bien s'amoindrissant, mais sans
disparaître complètement" (20).
Pour d'Aure à l'inverse de Baucher, c'est le cheval
qui doit aller chercher la main, non la main venir chercher le cheval.
Cela ne peut être obtenu que dans le mouvement en avant qui 1ui
faisait prescrire comme principe le fameux "en avant". Pour lui,
les actes du cavalier vont presque toujours trop à l'encontre du
but poursuivi, ce qui lui faisait résumer sa méthode en une formule
lapidaire : "moins on fait, mieux on fait".
2. Le compromis
: l'art équestre est une science
En revanche, d'autres théoriciens de l'art voient
dans le cheval un étre décomposable en parties comme une machine.
Le cheval est une machine exigeant un savoir scientifique. Voici
quelle description ils font de leur monture avant d'exposer leur
conception du dressage.
"Le cheval à l'état de squelette, nous est parfaitement
connu; lorsqu'il est revêtu de son enveloppe charnue, le jeu de
ses muscles nous est également familier. Nous pouvons donc, pour
obtenir un mouvement quelconque de l'animal, le mettre dans la position
voulue pour le mouvement. Reste la force à lui communiquer, chose
facile pour les cavaliers les plus ordinaires.
Mais on nous dira que le cheval n'est pas une machine,
c'est un être animé, qui a ses sens comme l'homme les siens, qui
boit, mange, dort, court, s'arréte, s'impressionne en un mot qui
possède un instinct et une intelligence qui lui indiquent les moyens
de se soustraire sans cesse à notre domination... D'accord... l'animal
réunit en lui toutes ces propriétés; mais en lui donnant certains
degrés de perfection qui le rapprochent de nous, sans lui permettre
de nous égaler, la providence a voulu que l'animal ne pût éprouver
une sensation intérieure sans la produire au dehors. Ainsi le cheval
ne peut avoir peur sans nous avertir, en portant ses oreilles en
avant. Sa colère nous prévient toujour : il couche ses oreilles
en arrière, il frappe du pied la terre, contracte son encolure,
ride ses narines, plisse les joues... et, quand les effets de la
peur ou de la colère se produisent, la science vient à notre aide
et nous apprend que le cheval ne peut faire un mouvement quelconque
sans rassembler ses forces, s'arréter par conséquent et livrer sa
tête qui par son déplacement, indique ce que l'animal va faire.
Quel est le mécanicien qui osera nous dire la direction que prendra
la locomotive sortie de ses rails et poussée à travers champs par
une vapeur sans pitié, sans frein, sans discernement ? Il n'en existe
pas, car les calculs de cet homme de science ont pour limite les
deux bandes de fer que les roues ont abandonnées ; la puissance
du mécanicien s'arrête après ce faible obstacle franchi... Mais
celle de l'écuyer, où s'arrête-t-elle en présence du cheval en pleine
rebellion? ... Nulle part... ; elle marche à coup sûr, sa machine
ne peut dérailler. Il la tient, il la manoeuvre à son gré, et rien
ne peut lui en enlever la direction, il arrivera au but. Sans doute,
il est toujours difficile, souvent, presque impossible, de tirer
parti de tous les chevaux à première vue; mais le mécanicien, pour
empêcher une locomotive de dérailler de nouveau, reprend les roues
une à une, les polit, les creuse, touche aux engrenages, repasse
les bandes, en un mot rajuste les pièces... Pourquoi voudrait-on
qu'il n'en soit pas de même de la machine animale que de la machine
animée?
Le cavalier prend un cheval rétif ou passant pour
tel, il lui apprend à obéir, l'assouplit, l'équilibre et redevient
maître de toutes ses forces en peu de temps, le cheval tel qu'il
est, représente une machine. Il contient des os, autrement dit des
leviers, des muscles , c'est-à-dire une puissance, une masse à remuer,
c'est-à-dire une résistance. Il suffit donc au cavalier de savoir
favoriser ou la puissance ou la résistance, et au besoin changer
le point d'appui de l'un ou l'autre, allonger ou raccourcir les
leviers pour être maitre absolu de l'animal. Et ne craignons pas
de pousser trop loin nos assertions, le mécanisme de la vie sensorielle
est soumis à des règles qui sont connues. On sait comment les opérations
de l'instinct et de l'intelligence se produisent; on n'explique
pas la première origine des corps vivants, ni le principe vital,
mais on sait comment les sensations se produisent au cerveau et
de là au dehors. Or, si nous trouvons dans le mécanisme de la structure
de tout animal des règles invariables, nous en rencontrons également
dans celui de la vie sensitive. La sensation
n'a-t-elle pas son point de départ, son temps d'arrêt avant de développer
le programme de la douleur, de la gêne, de la jouissance ou du plaisir
de la région du corps dont elle est l'interprête, et chacune des
parties de ce corps n'a-t-elle pas sa direction connue, de laquelle
on ne peut la faire dévier sans briser tout ou partie de la machine.
Ainsi donc, plus d'hésitation possible, l'équitation est une science
exacte, soit que nous envisagions le cheval comme une mécanique
dont les ressorts sont connus, soit que 1'éclairant du flambeau
des facultés intellectuelles, nous lui rendions le feu qui appartient
à toutes les machines animées de la création, en commençant par
celle de l'homme, la plus belle de toutes, et allant au cheval l'une
des plus complètes après celle de son maître?" (21).
Le vicomte Octave-Alexandre Ernest de Chollet (1762-18..)
était un officier de cavalerie. Il émigre en 1791. Après avoir servi
le prince de Condé et l'étranger, il rentre en France en 1802. En
1816, le roi le confirme dans son grade de colonel mais ce n'est
qu'une situation honorifique, il est retraité en 1826. Il écrit
un ouvrage d'instruction de l'homme de recrue et de dressage.
Simplement, il explique
combien sa méthode équestre est la bonne contrairement à celles
des autres, sans plus de précisions. "L'expérience et les résultats
sont pour moi de grands motifs de conviction, tous les hommes, que
j'ai vu dresser et que j'ai dressés moi-même sur les principes que
je recommande ici, sont parvenus plus ou moins promptement, d'après
leurs dispositions naturelles à avoir cette aisance, cette solidité,
cette vigueur, et cette position militaire, qui font le vrai cavalier;
ceux au contraire formés par les principes que je combats, sont
la plupart, raides et mal placés ; ils n'emploient que des moyens
de forces avec leurs chevaux et cependant leur instruction a donné
aux officiers plus de peine que n'en exige ma méthode, qui est simple,
calme et facile pour tout le monde" (22).
Le cavalier d'ancien régime défend l'école équestre ayant des préceptes
"naturels", celle dont Baucher dit qu'elle "travaillait le mouvement
par le mouvement en donnant aux forces instinctives du cheval une
direction plus ou moins juste, mais jamais elle ne parvenait à rendre
léger un cheval de mauvaise conformation parce qu'elle ne connaissait
pas les moyens de changer son équilibre naturel".
Pour Baucher, l'école équestre consiste à apprendre
à recréer un équilibre construit et structuré: c'est une équitation
des forces transmises.
L'idée qui soutend les théories de Baucher, c'est
l'équitation comme science et le cheval comme machine, c'est-à-dire
quelque chose qui doit tout à l'homme et tout pour l'homme. Le vicomte
de Chollet, ne peut admettre déontologiquement cette théorie, tout
comme le vicomte d'Aure.
Lancosmes Brèves, bauchériste,
ajoute dans la balance : "aussi l'équitation, basée sur les méthodes
plus ou moins bonnes, n'a aucun avenir et ne pourra jamais être
comprise par tout le monde; nous savons que tous les écuyers renommés
se sont vus attaquer successivement dans leurs doctrine, et il en
sera toujours ainsi tant qu'on n'aura pas écrit sur le frontispice
des écoles, cette sentence : l'équitation est une science exacte"
(23).
De ce postulat découle naturellement
Ies croyances "qu'un cavalier doué d'un tact ordinaire quelque soit
sa conformation, pourra dresser ses chevaux s'il veut bien nous
lire attentivement. Nous lui apprendrons à disposer des leviers
et des puissances du cheval en se rendant maître du système nerveux"
(24).
Ici l'auteur souligne qu'il n'est pas important
d'avoir une conformation précise pour dresser un cheval. Le problème
du corps, du beau corps nécessaire pour commander le cheval ne se
pose plus. Il suffit d'adopter la bonne doctrine, la bonne théorie,
celle qui s'adaptera à n'importe quelle conformation chevaline.
Au XIXe siècle le français
théorise d'autant plus qu'il se considère comme très différent de
l'image qu'il se fait de l'aristocratie du XVIIIe. Ce qui fait dire
à Casimir Noël, écuyer et inventeur d'une bride et d'un mors avec
lesquels il prétendait supprimer toutes les résistances du cheval,
"dans l'ordre naturel, le cheval est dressé, dans l'ordre naturel,
l'homme est cavalier" (25).
Bien sûr l'ordre naturel
au XIXe siècle, c'est pour les esprits du moment quelque chose de
lointain et révolu. Le projet des maîtres équestres du XIXe siècle
était donc d'arriver dans un minimum de temps, à rendre un cheval
soumis à toutes les volontés de son cavalier (26).
Comment donc soumettre le cheval aux volontés de
son cavalier ? Les principaux théoriciens du XIXe siècle, bien que
justifiant leur théorie sur des bases assez diverses et différentes
du XVIIIème siècle, sont tout de même les héritiers de techniques
élaborées sous l'Ancien Régime.
Pour Lancosmes Brèves, "le cavalier n'est entièrement
maître des forces du cheval que s'il les amène à un point d'où elles
ne peuvent plus s'échapper que par sa volonté".
Cette réunion "des forces
sur un point se nomme le rassembler et ce point, le centre de gravité;
Mais, avant de l'obtenir, il faut distribuer également les forces
de toutes les parties, de façon que l'un ne prime pas sur l'autre.
Cette opération s'appelle le ramener. La main distribue les forces
du cheval et les dirige, les jambes les maintiennent, les augmentent,
et les font avancer vers le centre" (27).
De cette citation ressort
une définition du cheval "équilibré". L'équilibre, sa recherche
et son maintien est un concept central de la théorie Bauchériste,
cheval équilibré veut dire une répartition exacte du poids et de
la force et la concentration intime de cette force et du poids en
un point. L'équilibre est conditionné par la souplesse : "la souplesse
à cheval n'est que la force exacte harmonisée coordonnée et employée
à propos" (28).
De ce concept, l'école bauchériste
déduit une modalité d'action qui s'appelle la bauchérisation, où
l'équilibre est un procéde "d'investissement" du corps du cheval.
Le corps du cavalier investit le corps du cheval et cela, il le
peut par une technique d'intervention: le "ramener" et le "rassembler".
Baucher précise sa pensée en répondant sur la différence qui existe
dans la distribution des forces entre le ramener et le rassembler
: "Dans le "ramener", les forces du cheval sont distribuées également
dans toutes les parties du corps; dans le "rassembler" elles sont
toutes réunies au centre de gravité. Le rassembler est donc la conséquence
du ramener" (29).
Le principe d'action sur
le cheval est de procéder en alternance et judicieusement à une
distribution et à une centralisation. La maîtrise du cheval passe
par ce jeu. Baucher résume cela plus grossièrement en disant qu'il
y a "deux forces bien distinctes pour dresser toute espèce de chevaux
: la première est une force d'opposition, et la seconde est une
force d'impulsion" (30).
Idée reprise par un de ces
disciples sous une autre forme: "En thése générale, pour se rendre
entièrement maître des forces du cheval, et pour arriver plus surement
à un rassembler parfait, il faut s'attacher à mobiliser les parties
immobiles et à immobiliser les parties mobiles" (31).
3. La résistance
et le mouvement : l'effet d'ensemble
Sous la monarchie de Juillet, les Orléanistes étaient
divisés en deux camps. Le "mouvement" et la "résistance". Le régime
de Louis Philippe qu'ils soutiennent doit aussi lutter contre deux
oppositions, celle des légitimistes et celle des républicains. Les
deux fils de Louis Philippe représentant chacun une voie de l'orléanisme.
Le "mouvement", à dia, s'appuyant sur la bourgeoisie
et la jeunesse souhaite une extension du droit de vote. Le jeune
duc d'Orléans en était l'espoir. Les hommes du "mouvement" qui attendaient
son avénement au trône, perdirent confiance dans la dynastie aprés
sa mort violente le 13 juillet 1842 dans un accident de voiture
due à l'emballement de ses chevaux. Le "mouvement" se dénomme dés
lors la gauche dynastique. A hue, Guizot et Casimir Périer, quant
à eux, présidaient aux destinés de la "résistance". Ce parti conçoit
un régime parlementaire, limitant l'intervention de l'Etat et facilitant
le libéralisme. Ce parti, aprés la mort du duc d'Orléans, fait désigner
comme futur régent le duc de Nemours, deuxième fils du roi. Le "mouvement"
avec le duc d'Orléans et la " résistance " avec le duc de Nemours,
allaient jusqu'en 1842 soutenir la dynastie régnante. Les deux fréres
rivalisèrent non seulement sur le terrain politique mais aussi sur
le choix d'une théorie d'art équestre pour la cavalerie.
La résistance et le mouvement représentent les
deux traits fondamentaux de la vie politique en France en donnant
corps à deux traditions. L'une, le mouvement, pense que le social
peut être rationalisé dans sa totalité et que l'ajustement et le
réglement infini des relations entre les humains pourraient à terme
supprimer le caractère sacré du pouvoir et tout le secret du sacré
peut comporter d'injustice.
La résistance au changement hâtif est aussi une
résistance à l'irraisonnable. La résistance aux utopies et à tous
les écarts politiques peut permettre le dressage de la société.
La résistance comporte donc deux aspects : résister par prudence
mais surtout, résister pour modeler et maîtriser.
La tradition du mouvement, perçoit avant tout le
social comme un corps ayant lui-même des "mouvances" internes, bref
un corps qui a sa démarche propre que les individus ignorent et
dont ils ne peuvent guère contrôler l'allure et la déambulation
Le mouvement du corps social peut être chevauché comme il est, et
encadré dans un système de contrôle et d'instigation mais en aucun
cas, il n'est possible de le transformer sans l'abolir ou le mutiler.
Le "mouvement" voit le social comme une force qu'il faut canaliser
et il serait illusoire d'imaginer le stopper pour l'organiser "in
vitro" afin de lui permettre de reprendre son cours sur une base
définitivement nouvelle. Le "mouvement" postule un but, et un art
d'y arriver, mais laisse une grande part à l'impondérable.
"Résistance" et "mouvement" s'affrontent sur la
place et l'utilité des structures et des fonctions. Le duc d'Orléans
possèdait une réputation de libéralisme, alors que le duc de Nemours
était généralement considéré comme beaucoup plus conservateur que
Louis-Philippe. On observe donc un curieux renversement dans leur
choix d'une théorie équestre puisque l'aîné préfèrait la doctrine
du Baucher et le cadet celle de d'Aure.
Il apparaît une notion nouvelle qu'un autre continuateur,
militaire lui aussi, de Baucher developpera. Il se prête aux associations
d'idée entre théorie équestre et maîtrise de la cavalerie et illustre
l'enjeu politique de la théorisation équestre pour l'armée une fois
que la passion entre les partisans de d'Aure et Baucher est départagée.
Raabe est un écuyer proche de Baucher et dans son
"examen du Bauchérisme" édité en 1857, il présente le dressage du
cheval comme un véritable dressage d'une cavalerie sur le champ
de bataille.
Charles Raabe (1811-1889) eut une carrière militaire
peu brillante non à cause d'un manque de bravoure (il reçut l'Etoile
des Braves, et la médaille anglaise de Crimée) mais à cause de son
esprit frondeur ne manquant aucun mot d'esprit qui indisposait ses
supérieurs. Il fut un théoricien prolixe et mit les théories équestres
sur la sellette et ses analyses rigoureuses du "système d'Aure"
furent une des causes de la démission de celui-ci lorsqu'il était
écuyer en chef de Saumur. "Pendant tout le temps que dure le dressage,
l'idée fixe, constante du cavalier est de maintenir le cheval en
main. Le cheval, mis en main, mâche le mors, roue son encolure avec
grâce, ramène sa tête, il cède volontiers à tous les effets de la
main, il ne s'appuie pas sur la main; le point d'appui fixe et léger,
qui résulte de cette manière d'être du cheval, sert à établir un
sentiment réciproque entre l'homme et l'animal, entre le cheval
et l'homme. Dans sa marche, le cheval mis en main conserve cette
légèreté à la main. L'art d'obliger le cheval à se mettre en main
est une des plus belles affirmations de M. Baucher. Sans légèreté,
pas de souplesse; sans souplesse, pas de grâce, pas de rassembler
possible. Sans rassembler, pas de domination : la masse ne peut
être mobilisée à volonté. Sans mobilité, la position qui doit engendrer
le mouvement ne peut être imposée selon la volonté du cavalier.
La position est l'attitude que doit prendre forcément le corps,
pour que le mouvement résolu puisse s'exécuter. Le soldat ne pourra
pas partir du pied gauche, au commandement : Marche, s'il n'a pas
pris préalablement la position qui engendre ce mouvement, position
qui consiste dans ce cas, à porter le poids du corps sur le pied
droit. Ce n'est que lorsque le cheval est placé, a pris position
que le cavalier doit donner l'action. L'action est une recrudescence
des aides, qui stimule le cheval à s'enlever: elle est plus ou moins
puissante, suivant la difficulté du mouvement, l'effort à faire,
la sensibilité du cheval. L'action fait naître le mouvement, en
raison, non de sa puissance, mais bien de la position prise par
le cheval, quelle que soit la volonté (de l'homme ou de cheval)
qui l'a déterminée . La volonté du cheval ne se manifeste pas toujours
au cavalier par des mouvements brusques, rapides, exécutés de prime
d'abord, de plein saut, il y a presque constamment un signe avant
coureur, visible, palpable de l'intention de l'animal. La volonté
se manifeste par le jeu varié et expressif des yeux, des oreilles,
des lèvres, des naseaux, enfin de la physionomie; par l'appui progressif
sur les rénes, que le cheval prend à l'aide de sa main et de son
bras: à l'aide de sa bouche et de son encolure. Ses diverses attitudes,
les directions particulières qu'il donne à ses appuis, ses inclinaisons,
sur les côtés, le port de sa tête, celui de sa queue; tous ces indices
doivent appeler l'attention du cavalier chargé du dressage: ils
expriment les diverses impressions qu'éprouve l'animal (...).
La main sera la "vedette vigilante" de tout le
système; aussitôt qu'elle sent le cheval s'appuyer sur elle, elle
se fixe. A cet appel de la main, les jambes doivent de suite augmenter
la pression (effet d'ensemble). Cette pression de même que le "petit
poste" qui prend les armes au qui-vive de la vedette, devra rendre
le cheval léger, devra faire fuir les résistances, que nous appellerons
les ennemis.
Si la pression employée avec toute la force des
jambes ne suffisait pas pour obtenir la légèreté du cheval, la retraite
des résistances, des ennemis, c'est le moment de faire appel à une
force supérieure, aux éperons. Les éperons sont la grande garde
du mécanisme équestre. La raideur du cheval disparue, les ennemis
sont battus, alors la grande garde, les éperons se remettent au
repos ; le petit poste (les jambes) pose les armes: et de même qu'un
homme du petit poste est toujours chargé d'avoir l'oeil sur la vedette,
de même les jambes seront prêtes à accourir à un nouvel appel de
la main ; celle-ci (la vedette) restera de nouveau attentive et
vigilante.
En d'autres termes, le cheval ayant cédé, le cavalier
cesse les attaques, la pression des jambes diminue, parce que la
main a retrouvé la mise en main. Il se livre donc une bataille entre
l'homme et le cheval; celui-ci ne ménage pas les escarmouches. Pendant
le travail en place, pour assouplir le cheval, on va avec le plus
de progression possible, parce que les résistances de l'animal,
les ennemis étant moindres, sont plus facilement battues par le
cavalier.
Quand l'ennemi a été battu en détail, quand on
ne trouve plus de résistance de la part du cheval, plus d'ennemis,
c'est le moment de se porter en avant, d'aller chercher l'ennemi...
En effet, aussitôt le cheval mis au pas, les escarmouches recommencent;
il faut éviter d'engager l'action contre les forces trop supérieures,
pour ne pas s'exposer à être battu. Les ennemis vaincus, le cheval
marchant au pas, il en sera de même au trot, galop, etc., etc. ;
enfin quand le cavalier ne rencontre plus de résistance quelle que
soit la manoeuvre qu'il fera exécuter au cheval, la bataille sera
finie et gagnée. Le cheval sera dressé, il sera surtout discipliné,
parce que son caractère sera modifié. Comme il ne faut pas que ces
escarmouches successives épuisent l'adversaire, le cheval, on fait
avec lui de fréquentes trêves, de nombreux repos. Toutefois, on
n'accorde d'armistice qu'autant qu'on a eu le dessus, dans une des
affaires.
Ce langage militaire et
explicatif des diverses phases du dressage du cheval sera compris,
nous n'en doutons pas, par ceux de nos lecteurs qui possèdent quelques
notions de l'art de la guerre" (32).
"Le cheval que l'homme
veut soumettre à son empire doit, comme l'homme, conserver la tête
verticale, son encolure doit rester souple, liante, alors seulement
toute la colonne vertébrale sera flexible à la volonté du cavalier
" (33).
La tête redressse, verticale, commandant au corps
horizontal, assoupli, soumis. La soumission n'est jamais acquise,
et le cavalier doit, comme le chef, "sentir par le tact dans quelle
direction se fait l'effort du cheval. L'action des aides, que Raabe
dénomme "l'effet d'ensemble" qui maintient le cheval assoupli, rassemblé,
produit un effet de forces concentriques; elles se propagent de
la circonférence au centre.
Le cheval oppose un effet dispersif, un effet de
forces excentriques, elles se dispersent vers la circonférence.
De ces deux forces opposées, résulte une lutte constante entre le
cavalier et le cheval. "D'où l'incessante recherche de l'équilibre
à l'avantage du cavalier. Dès que le cheval se déplace, la balance
est mise en jeu. "Ainsi tous les déplacements du cheval, quelque
soit leur direction, leur force, leur variété, doivent être arrêtés
par l'action intelligente, rapide, forte ou faible des aides du
cavalier".
Raabe énonce alors les principes
de base pour régulariser et optimaliser la sugrématie du cavalier:
"l'action des jambes doit toujours précéder celle des mains pour
produire l'effet d'ensemble,ce qui empêche le cheval de revenir
sur lui, de s'acculer (...). La main est toujours l'écho des jambes
: chaque action de celles-ci provoque une commotion, une force,
qui, après avoir passé par l'encolure revient en suivant les rênes,
comme guidé par un fil conducteur pour cesser dans la main; lorsque
les choses se passent ainsi, c'est le signe le plus certain que
les extrémités du cheval se rapprochent les unes des autres par
leurs parties inférieures et qu'elles cèdent à ce lien invisible
qui semble les attirer d'une manière irrésistible vers un centre
commun" (34)
Il est possible de dresser
le cheval comme de dresser l'homme de recrue : le premier pour qu'il
obéisse à son cavalier, le second pour obéir à son chef de formation.
"Le cheval se meut en vertu des mêmes lois physiques que 1'homme,
tous deux subissent des conditions identiques de statique et de
dynamique pour se mouvoir dans toutes les directions.Ceci admis,
il ne nous reste plus qu'à faire copier les mouvements de l'homme
par le cheval, et de même que le premier se meut en raison des commandements
qui lui sont faits par son instructeur, de même le cheval se mouvra
en raison des attitudes qui lui seront données par son cavalier"
(35).
Pour commander les hommes, on utilise un commandement
en trois temps :"l'avertissement, préparatoire et d'exécution".
Pour le cheval, Raabe propose
la méme trilogie : " l'effet d'ensemble qui rassemble le cheval
assoupli, l'effet diagonal qui dispose le cheval pour le mettre
en état d'exécuter le mouvement, l'action qui est communiquée et
transmise par l'augmentation d'action des aides du cavalier ". Il
ne s'agit évidemment pas de rendre immobile un cheval pour s'en
rendre maître, puisque l'équitation est avant tout mouvement. "C'est
en rendant l'équilibre du cheval instable que le cavalier pourra
diriger facilement l'ensemble de l'édifice dans toutes les directions''
(36).
Raabe continue d'appliquer
son raisonnement mécanique à l'équitation lorsqu'il affine ses théories.
"Pour diriger le sommet de la pyramide, représentée par l'homme
et le cheval, dans le sens de la progression, du ralentissement
ou des mouvements, circulaires, latéraux et diagonaux, il n'est
pas obligatoire au cavalier de se pencher outre mesure, de faire
des contorsions, des mouvements outrés d'épaules, de hanches, d'assiette
ou de jambes. Rien ne doit étre apparent et il ne peut en étre ainsi
que lorsque l'équilibre du cheval est rendu réellement instable
par un grand rassembler. Sans cette instabilité, les inclinaisons
de l'homme auraient beau étre outrées, elles ne donneraient d'autre
résultat que celui de rendre ridicule le cavalier". Raabe énonce
trois principes de "haute école" permettant finement d'agir sur
le cheval dressé, qui se présentent comme trois principes d'art
de gouvernement où la relation despote/peuple se substitue à celle
de cavalier/cheval :
- "Rendre très instable l'équilibre de toute la
masse de l'ensemble de l'homme et du cheval : en obligeant l'animal
à rapetisser de plus en plus ses bases de sustentation successives.
- Placer le cheval dans l'attitude ou la position
que prendrait l'animal de lui-même s'il voulait exécuter le mouvement
que veut obtenir le cavalier.
- Diriger alors, suivant le mouvement résolu, le
sommet de l'édifice, sans mouvement apparent dans la direction convenable"(37).
Les
écuyers résument le "savoir dresser" en parlant du tact du cavalier
comme "une manière de mieux lire que son voisin dans le livre de
la nature" (38).
C'est à dire que "le tact est la faculté de sentir par l'assiette
et par le contact de ses aides les mouvements du cheval, les positions
diverses de son corps et de ses extrémités, et de juger instantanément
des actions justes par lesquelles on peut, en disposant de son poids
et de ses leviers provoquer, entretenir ou modifier ses allures
et faciliter les évolutions de la masse" (39).
L'idée
de "forces transmises" par le cavalier au cheval souleva une polémique
considérable au XIXe siècle. Des pamphlétaires "très érudits et
profonds anatomistes" ont beaucoup discuté sur cette expression.
Ils disaient qu'ils n'avaient jamais rien trouvé de semblable dans
les chevaux disséqués et écorchés à l'école vétérinaire d'Alfort.
L'Ecole Bauchériste qui introduit ce concept de forces transmises
au cheval par le cavalier, déclare qu'en employant cette expression,
elle n'entend pas "créer des forces en principe, mais seulement
en fait" (40).
L'idée de Baucher est de parvenir à diriger et à utiliser des forces
qui, par suite de contraction et de résistances, demeuraient complètement
inertes (41).
Une telle démarche équestre permet d'introduire
une réflexion sur certaines théories politiques. Au cours du XIXe
siècle s'élabore un processus de mise en action de forces sociales
préalablement délaissés et donc écartées de la sphère politique
active. Ces théories énoncent plus ou moins clairement les théories
des "forces transmises", par un "cavalier" à sa "monture".
L'élaboration politique croissante cherche à dégager
des explications nécessaires pour vaincre "contractions et résistances"
du corps social. Quand ce dernier détermine lui-même l'emploi de
ses forces, Baucher parle de forces instinctives, mais il les nomme
transmises lorsque le cavalier (une avant-garde, une élite, un parti)
en coordonne l'emploi.
"Dans le premier cas, l'homme,
dominé par son cheval, reste le jouet de ses caprices, dans le second,
au contraire, il en fait un instrument docile, soumis à toutes les
impulsions de sa volonté. Le cheval, dès qu'il est monté, ne doit
donc plus agir que par des forces transmises" (42).
Le cheval est la figure
du peuple comme corps social, le cavalier celle de l'élite, voire
du chef et du despote. "Le jeune cheval, habitué à règler lui-même,
dans sa liberté, l'emploi de ses ressorts, se soumettra d'abord
avec peine à l'influence étrangère qui viendra en disposer sans
intelligence. Une lutte s'engagera nécessairement entre le cheval
et le cavalier; celui-ci sera vaincu s'il ne possède l'énergie,
la persévérance et surtout les connaissances nécessaires pour arriver
à ses fins. Ces forces de l'animal étant l'élément sur lequel l'écuyer
doit agir principalement, pour les dominer d'abord et les diriger
ensuite, c'est sur elles avant tout, qu'il lui importe de fixer
son attention. Il recherchera quelles sont les parties où elles
se contractent le plus pour la résistance, les causes physiques
qui peuvent occasionner ces contractions. Dès qu'il saura à quoi
s'en tenir sur ce point, il n'emploiera envers son élève que des
procédés en rapport avec la nature de ce dernier, et les progrès
seront alors rapides" (43).
ANNEXE DU CHAPITRE
VII : LE RASSEMBLER
Baucher a, beaucoup plus que d'Aure, systématisé
ses théories. Pour ceux qui s'intéressent à l'équitation, il nous
a paru utile d'entrer dans le détail de son système, qui influence
encore largement l'équitation moderne.
Chemin faisant, on y verra mieux comment la jonction
s'opère entre dressage du corps du cheval et dressage du corps social.
Les développements qui suivent pourront cependant paraître de moindre
intérêt pour les non-spécialistes de la science équestre.
LES FORCES
ET LEUR ASSOUPLISSEMENT
Baucher se plaint que les
auteurs anciens et modernes qui ont écrit sur l'équitation aient
bien parlé de "résistances", "d'oppositions", de légèreté", "d'équilibre",
mais qu'aucun n'ait su dire ce qui cause ces résistances, comment
on peut les combattre, les détruire, et obtenir cette légèreté,
cet équilibre. Baucher se propose d'énoncer cette théorie. I1 pose
en principe que toutes les résistances proviennent en premier lieu
d'une cause physique et que cette cause ne devient morale que par
la maladresse, l'ignorance ou la brutalité du cavalier. Cette cause
"devient morale dès l'instant où le cheval commence à combiner lui-même
les moyens de se soustraire au supplice qu'on lui impose, lorsque
''l'on veut ainsi forcer des ressorts qu'on n'a pas assouplis d'avance"
(44). "Quand
les choses en sont là, elles ne peuvent qu'empirer. Le cavalier
dégoûté bientôt de l'impuissance de ses efforts, rejettera sur le
cheval la responsabilité de sa propre ignorance: il flétrira du
nom de rosse un animal qui possèdait peut-être des brillantes ressources,
et dont, avec plus de discernement et de science, il aurait pu faire
une monture dont le caractère serait aussi docile et soumis que
les allures seraient gracieuses et agréables. J'ai remarqué souvent
que les chevaux réputés incomptables sont ceux qui développent le
plus d'énergie et de vigueur dès qu'on a su remédier aux inconvénients
physiques qui paralysaient leur essor. Quant à ceux que, malgré
leur mauvaise conformation, on finit par soumettre à un semblant
d'obéissance, il faut en rendre grâce à la mollesse seule de leur
nature, s'ils veulent bien s'astreindre à quelques exercices des
plus simples; c'est à condition qu'on n'exigera pas davantage, car
ils retrouveraient très vite leur énergie pour résister à des prétentions
plus élevées" (...) (45).
Baucher tente de répondre aux objections : puisque vous reconnaissez
que ces difficultés tiennent à la conformation du cheval, comment
est-il possible d'y rémédier ? Avez-vous la prétention de changer
la structure de l'animal et de corriger la nature ? "Tout
en convenant qu'il est impossible de donner plus d'ampleur à une
poitrine étroite, d'allonger une encolure trop courte, d'abaisser
une croupe élevée, de raccourcir et d'étoffer des reins longs, faibles
et étroits, je n'en soutiens pas moins que si je détruis les contractions
diverses occasionnées par ces vices physiques, si j'assouplis les
muscles, si je me rends maître des forces au point d'en disposer
à volonté, il me sera facile de prévenir ces résistances, de donner
plus de ressort aux parties faibles, de modérer celles qui sont
trop vigoureuses et de suppléer ainsi aux mauvais effets d'une nature
imparfaite, en établissant dans l'équilibre du cheval, une juste
répartition du poids et des forces" (46).
L'animal étant doué d'une puissance musculaire infiniment supérieure
à celle de l'homme, il ne faut pas que le cavalier affronte toutes
les forces ensemble. "Puisque les contractions
ont leur siège dans des parties séparées, sachons profiter de cette
division pour les combattre successivement à l'exemple de ces généraux
habiles qui détruisent en détail des forces auxquelles ils n'auraient
pu résister en masse" (47).
Les plus importantes des parties du cheval devant être soumises
à l'assouplissement sont la mâchoire et l'encolure. "Nulle
élégance, nulle facilité dans l'ensemble, dès que ces deux parties
se raidissent. Précédant le corps du cheval dans toutes ses impulsions,
elles doivent préparer d'avance, indiquer par leur attitude des
positions à prendre, les mouvements à exécuter. Nulle domination
n'est permise au cavalier tant qu'elles restent contractées et rebelles;
une fois qu'elles sont flexibles et maniables, il dispose de l'animal
à son gré" (48).
LE PRINCIPE
DES FLEXIONS
Le moyen pour soumettre
l'encolure et la mâchoire à la volonté du cavalier est la flexion.
La flexion est l'action de plier et de fléchir. M. Cinizelli, écuyer,
ancien élève de Baucher, formula ainsi son opinion sur les exercices
exécutés devant lui au manège royal : "C'est très bien, mais vos
chevaux sont muets". Ce mot faisait allusion à l'immobilité de la
mâchoire des chevaux. Pour Baucher, la résistance est toujours en
raison directe du mutisme du cheval (49).
En quelque sorte le cheval soumis à faire des flexions est un cheval
qui bavarde. "Le cheval, en mâchant son mors, constatera la mise
en main ainsi que sa parfaite soumission". Les flexions de mâchoire
ont pour résultat de préparer le cheval à céder immédiatement aux
plus légères pressions de mors, et de plus à assouplir directement
les muscles qui joignent la tête à l'encolure. La tête doit toujours
précéder et déterminer l'encolure. La main est en relation constante
avec la mâchoire du cheval. "L'opposition
des mains s'engagera sans-à-coup, pour ne plus cesser jusqu'à parfaite
obéissance, à moins cependant que le cheval ne s'accule" (50).
L'action de la main doit être telle que le cheval ne s'accule jamais,
car dès lors sans impulsion, il n'est plus possible de dresser.
L'action des mains diminuera ou augmentera son effet en proportion
de la résistance, de manière à la dominer toujours sans trop la
forcer. "Le cheval qui d'abord résistera,
finira par considérer la main de l'homme comme un régulateur irrésistible,
et il s'habituera si bien à obéir, qu'on obtiendra bientôt, par
une simple pression de rêne qui, dans le principe, exigeait une
plus grande force" (51).
Chaque renouvellement des flexions amènera un progrés dans l'obéissance
du cheval. En principe, il n'y a pas d'encolure résistante avec
une mâchoire mobile. "Si l'encolure fléchissait avant la mâchoire,
il faudrait opposer une force spontanée de la main, pour empêcher
cette flexion défectueuse et prématurée". La
mise en main du cheval est la succession de la flexion directe de
la mâchoire puis de l'encolure. Avec cette mise en main, il est
indispensable que le cavalier se rende compte de la disposition
du poids et des forces de sa monture "car leur mauvaise répartition
retardera le progrés de l'éducation" (52).
Le cas le plus habituel de mauvaise disposition du poids et des
forces du cheval est lorsque le poids est trop porté sur l'avant
main. "Dans ce cas, les résistances seraient
énormes et presque insurmontables, si au préalable, on ne forçait
le poids à se reporter sur l'arrière main par une pression soutenue
du mors" (53).
On dit alors qu'un cheval est sur les épaules.
Le cheval ainsi disposé est beaucoup plus raide et impossible à
diriger. Le rapport de poids sur l'arrière main rend plus légére
l'avant main. "Par ce mouvement le poids se combine tellement avec
les forces, que l'on obtient aussitôt toute la légéreté désirable"
(54). En revanche,
il y a le défaut inverse, déjà signalé du cheval acculé. Avec cette
manière de balancer subtilement le cheval de l'avant sur l"arrière
sans provoquer d'excés apparaît le concept d'un équilibre possible
de deux forces présentées comme opposées. Voilà la solution de Baucher.
Lancosmes Bréves, disciple de Baucher, formule ainsi cette idée
générale : "Une seule force ne peut avoir
la propriété d'assouplir le cheval: il faut le concours de deux
forces dont le premier sollicite l'avant main, la seconde l'arrière
main. Le rôle de la première est de donner la position qui permet
le mouvement: elle ne doit avoir un effet quelconque que pour équilibrer
l'autre force. La seconde sollicite le mouvement en même temps qu'elle
prépare à la position ; elle doit donc précéder lorsque le cavalier
dispose de deux forces ensemble, une qui pousse, l'autre qui retient,
la justesse et le rapport relatif de ces deux aides produisent le
mouvement régulier" (55).
"Mouvement régulier", c'est-à-dire "équilibré". Donc, en résumé,
la flexion de mâchoire précède celle de l'encolure, et le mouvement
de l'arrière main précède celui de l'avant main. Ce mouvement convergent
se réalise par la "mise en main", qui sous-entend la "mise en jambe".
Baucher parle d'effets de mains et d'effets de jambes. Les règles
d'emploi des mains ou des jambes sont toutes subordonnées au but
suprême consistant à éviter les résistances. Dans l'équitation classique
pour tourner, il est prescrit de porter la main à droite, par exemple,
et de faire sentir la jambe du même côté. Baucher
n'en est pas satisfait : alors il inverse et fait agir la jambe
gauche pour le tourner à droite; même insatisfaction : "Après de
minutieuses observations, je conclus donc que l'emploi exclusif
de l'une ou l'autre jambe ne peut être prescrit comme principe absolu
dans les changements de direction, puisque, destiné à prévenir,
il provoque, au contraire des résistances" (56).
Baucher donne un exemple: "En effet, quand je veux placer le cheval
pour le changement de direction j'ignore de quel côté viendra la
résistance, puisque la croupe peut se dérober à droite ou à gauche;
j'ignore même s'il y aura résistance. Il n'est donc pas rationnel
de déterminer, a priori, l'emploi exclusif de l'une ou l'autre jambe,
et le principe, reconnu faux doit être abandonné". Dès
lors, il rappelle le principe que la main seule, donne la position,
les jambes donnent l'impulsion. Pour Baucher, la solution est dans
la combinaison des deux effets. "Cherchons autant que possible,
les moyens de combiner l'action des mains et des jambes, afin que
leur entente parfaite atteigne un but précis et évite ce travail
sans fin que produisent leurs fautes réciproques" (57).
Pour Baucher, c'est toujours le même principe:
la combinaison intelligente de l'action de la main et des jambes
produira le résultat qui consiste pour l'écuyer à avoir pour but
de dominer les forces du cheval. Il faut qu'il en dispose absolument"
(58). "Aussitôt
qu'obéissant à la pression des jambes, le cheval se mobilise, la
main, savante interprète de la volonté du cavalier, dispose l'animal
dans le sens propre au mouvement qui doit être exécuté, et son action,
méthodiquement réglée, fait comprendre au cheval les intentions
du maître" (59).
L'action des jambes doit précéder celle de la main. C'est un principe
absolu. Si, l'action de la main précédait celle des jambes, le cheval,
manquant de l'impulsion nocessaire, ne pourrait être placé convenablement
et le mouvement deviendrait incertain, l'exécution difficile et
souvent impossible. Baucher ne nie pas que l'appréciation exacte
de l'emploi des forces combinées ("intelligence équestre") est une
qualité innée chez le véritable écuyer. Après avoir "combiné ces
deux aides naturelles le cavalier agit directement sur deux parties
du cheval : l'avant main et l'arrière main. Mains et jambes interviennent
de concert sur l'une et l'autre partie car les "résistances" de
l'encolure et de la croupe se soutiennent mutuellement. De l'accord
du travail entre les mains et les jambes résulte la "légèreté".
Pour obtenir et conserver le "cheval léger" Baucher préconise l'effet
d'ensemble qui doit préparer chaque exercice, et ajoute que "l'abus
des meilleurs moyens d'exécution est à craindre". En
effet, la multiplication des effets d'ensemble amène l'incertitude
dans les mouvements du cheval d'où le principe que "toutes les dépenses
de forces, toutes les translations de poids inutiles sont nuisibles
aussi bien à l'éducation qu'à l'organisation de l'animal" (60).
Baucher, après le rappel de ces principes, ébauche le "summum" de
l'art : la descente de mains et de jambes. C'est-à-dire le relachement
alternatif puis simultané des deux aides. "Le
cheval, libre de toute espèce d'aide, devra néanmoins, conserver
la même allure et la même position au pas, au trot et au galop"
(61). Et il ajoute:
"le cavalier trouvant dans sa monture une disposition évidente à
l'obéissance, emploie la plus grande délicatesse dans ses moyens
de direction, et son intention à peine indiquée est néanmoins comprise.
De ces rapports entre l'homme et l'animal,
il résulte pour ce dernier, une apparence de liberté qui lui inspire
ùne noble confiance. I1 s'assujettit, mais à son insu et notre esclave
soumis croit encore à sa complète indépendance" (62).
Voilà
le but ! la légèreté et l'équilibre sont acquis. Le peuple soumis
est libre. Selon Baucher, "l'ancienne équitation travaillait le
mouvement par le mouvement en donnant aux forces instinctives du
cheval, une direction plus ou moins juste mais jamais elle ne parvenait
à rendre léger un cheval de mauvaise conformation parce qu'elle
ne connaissait pas les moyens de changer l'équilibre naturel" (63).
Lui, grâce à son principe de destruction des forces instinctives
et leur remplacement par des forces transmises, y arrive. Pour les
Bauchéristes, l'équitation est une science qui traite de l'équilibre
et du mouvement du corps du cheval, ainsi la première condition
pour réussir est de comprendre que le corps est l'instrument que
l'esprit dirige (64).
Donc l'esprit transmet des forces qui se substituent à celles instinctives
qu'a le cheval.
Un peu plus tard, Durkheim
dira que "l'Etat est donc avant tout un organe de réflexion... c'est
l'intelligence mise à la place de l'instinct obscur" (65).
La simitude apparaît dans le processus du dressage, mais aussi parce
que l'Etat, comme le cavalier, ont pris préalablement conscience
du corps à gouverner.
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