·
introduction ·
I ·
II ·
III ·
IV · V ·
VI ·
VII ·
VIII ·
IX ·
X ·
XI ·
XII ·
conclusion ·
bibliographie ·

I - ADAPTER LES CORPS ENTRE EUX
: LA THEORIE
II - LA GUERINIERE : LES FLEXIONS
DU CORPS
1. L'appui et la légèreté
2. L'épaule en dedans
III - DUPATY DE CLAM : L'ANALYSE
DU POUVOIR
1. La ligne de puissance
2. La ligne d'obéissance
(notes)
CHAPITRE IV - DU RAPPORT DE VOLONTE A L'ACTION MECANIQUE
Si le cheval doit obéir à son cavalier,
il n'en reste pas moins important que l'homme à cheval symbolise
le chef et le commandement pour les hommes qui sont à pied.
Dès lors, il faut transformer l'assemblage du cavalier et
du cheval pour respecter cette représentation: le cheval
obéissant doit montrer lui aussi qu'il porte le commandement,
et cela n'est possible que s'il présente des caractéristiques
de la puissance.
Dilemme: le cheval doit obéir à son
maître mais doit montrer aussi qu'il est le cheval du maître.
D'un côté, il se soumet à la "ligne de puissance"
du cavalier et n'est considéré que comme ligne d'obéissance
(horizontale soumise à la verticalité) et d'autre
part, il faut qu'il se redresse face au piéton en face de
lui. D'où l'exercice délicat en équitation qui consiste
à redresser l'encolure du cheval pour permettre cette figure.
Avec le redressement de l'encolure on demande à l'animal
de ramener sa tète vers son poitrail de telle manière
qu'il regarde droit devant lui en quelque sorte perpendiculairement
à l'axe vertical qu'a pris son encolure. Cette figure de
dressage en relevant l'avant-main du cheval permet à l'arrière-main
de s'engager sous la masse de l'animal. Théoriquement, dans
cette position le cheval est prêt à se lever sur ses
postérieurs pour prendre la physionomie anthropologique du
bipède: débout sur ses postérieurs d'une part,
l'axe de vision perpendiculaire à l'axe de la locomotion
d'autre part.
Ce chapitre tend à expliquer que ce processus
équestre a été obtenu en appliquant au cheval
deux conceptions.
La Guérinière essaye d'obtenir ce
dressage en affinant le rapport des aides, mains et jambes, pour
que le cheval soumis à la volonté cavalière
témoigne en toutes circonstances de sa confiance au cavalier.
Dupaty de Clam révolutionne la conception
équestre en introduisant la mécanique dans l'équitation
d'une manière systématique.
Avant d'aborder ces deux auteurs, il convient de
présenter la progression de la théorisation équestre
au XVIIIe qui se justifiait comme une necessité capitale
d'agencement durable des éléments réels.
I - ADAPTER
LES CORPS ENTRE EUX : LA THEORIE
"Bien accorder ses aides, n'est
autre chose que de bien accorder sa pensée avec ses mains
et ses jambes, et c'est le tout d'un écuyer" (1).
Pour Gaspard de Saunier (1663-1748) l'accord des aides n'est rien
d'autre que l'art d'accorder sa pensée avec son corps. Cette
idée aura deux conséquences: d'abord il faut affiner
la théorie d'autant plus subtilement que le corps fait l'objet
d'un savoir grandissant; ensuite à cette anatomie du corps
humain que découvre le XVIIIe siècle, le cavalier
pense de plus en plus que son cheval fait partie de son corps. Conclusion:
la théorie équestre englobera de plus en plus d'éléments
qui l'obligeront à se trouver une nouvelle méthodologie.
Au XVIIIe, l'équitation est toujours un
art et non pas une science comme le début du XIXe le cru.
Le XVIIIe croit au vrai et au beau et il est convaincu que pour
atteindre la perfection de l'art, le hasard est à éviter.
Pour esquiver les aléas du hasard, la théorie est
la seule parade possible. "La théorie est absolument nécessaire.
Qu'espérer en effet d'un homme qui n'est conduit que par
une pratique longue et qui ne peut être qu'incertaine! Incapable
de rendre raison de ce qu'il fait, il lui sera impossible d'éclairer
mon esprit et de me communiquer ce qu'il croit savoir. A quel titre
le regarderai-je donc comme un Maitre ? Au contraire, quel fruit
ne retirerai-je pas de leçons de celui à qui la théorie
donne le moyen de connaitre et de sentir les effets de ses moindres
mouvements, et qui peut me développer des règles que
l'exécution et l'usage le plus confiant ne m'enseigneront
jamais ?
J'avoue cependant que l'Equitation
demande un travail réel: je conviens que, dans tous les exercices
qui dépendent du mécanisme du corps, l'habitude et
la pratique continuelle mènent loin, mais si la théorie
n'est le fondement sur lequel on étaye et l'on appuie ce
mécanisme du corps, on ne peut manquer s'égarer" (2).
La théorie énonce
de plus en plus les faits et gestes que tout cavalier doit appliquer
pour bien dresser son cheval. Au fur et à mesure que se développe
le verbe, se constitue un nouveau rapport au cheval: le cheval change
de nature aux yeux de l'homme qui le monte. Il devient plus suspect
d'intelligence, mais d'une intelligence domesticable, plus que d'une
intelligence sauvage comme le XVIIe le percevait. En pensant le
cheval d'une manière nouvelle, le cavalier se pense lui-même
d'une manière différente: "les châtiments sont
de deux espèces. On punit le cheval en le frappant des éperons,
de la gaule et de la chambrière, on le punit en le mettant
dans une sujétion plus grande; mais dans tous les cas, l'Homme
de cheval cherche à travailler plutôt sur son entendement
que sur les parties de son corps : l'animal a de l'imagination,
de la mémoire et du mouvement ; opérer sur ces trois
facultés, c'est toujours le moyen le plus sûr de réussir.
En effet, les châtiments qui assujettissent le plus un cheval
à l'obéissance, et qui le rebutent le moins, sont
ceux où l'on use point de rigueur, mais où l'on s'oppose à
sa volonté, en le contraignant et en lui demandant le contraire
de l'action à laquelle il se détermine" (3).
Plutôt qu'avec la violence, c'est en agissant sur
la volonté du cheval que l'on peut le diriger. Mais pour
diriger un cheval par la volonté il faut trouver le moyen
physique de communiquer avec celle-ci. Un dressage est donc obligatoire
pour lier le fonctionnement de la volonté du cheval à
telle ou telle partie de son corps. Le rapport au cheval n'est plus
une relation de force physique mais est l'établissement d'une
sujétion de la volonté de l'animal à celle
de l'homme.
La force, comme la violence, est bannie des théories
équestres.
Le ler décembre 1763,
d'Auvergne, ce maître méconnu du XVIIIe siècle,
écrit à un de ses disciples à propos de ses
élèves: "enfin cherchez à leur donner une grande
liberté, ne leur faites pas absolument employer de forces,
que dans le bas des reins, pour soutenir la ceinture en avant et
assurer la machine dans les différents mouvements que l'animal
peut faire. Cherchez à détruire la force, les hommes
que vous avez en ont toujours trop" (4).
Pour d'Auvergne,
la force empêche une harmonisation des mouvements et s'oppose
à la symbiose des corps: il faut pour d'Auvergne répéter
inlassablement que dans tous les mouvements "l'homme et le cheval
ne doivent former qu'un seul et même corps et un tout exactement
harmonique" (5). D'Auvergne suivant
cet objectif, s'indigne du "moyen dont nous nous servons pour communiquer
nos idées au meilleur des animaux" (6).
I1 prône, quant à lui, le filet et bannit l'utilisation de
la bride trop violente telle que le XVIIe siècle la pratiquait.
Pour d'Auvergne, la relation de l'homme et du cheval
ne doit plus passer par des aides "extérieures" et "intermédiaires",
mais par le corps même: "l'harmonie naît de l'accord
parfait des parties qui font mouvoir et des parties de l'animal
qui doivent être mues". D'Auvergne réclame cet accord
parfait entre les parties obéissantes et celles qui commandent,
c'est-à-dire entre le cheval et le cavalier: il lui semble
possible d'établir cette relation complémentaire avec
l'aide d'une théorie adaptée.
Ainsi, la disposition d'une
théorie pourrait même permettre d'enseigner l'équitation
avec un cheval de bois. "Avant donc d'exposer l'élève
à cheminer à cheval, ce qui serait lui demander tout
à la fois, qu'il conduisit son cheval, qu'il se plaçat, qu'il
fit des mouvements nécessaires, il faut qu'il sache, par
théorie, et qu'il puisse exécuter sur le cheval de
bois, ce qu'il doit pratiquer sur les chevaux ordinaires" (7).
Convaincu que l'apprentissage
équestre avec des chevaux de bois n'est qu'un cas de figure
pour montrer l'importance de la théorie, d'Auvergne propose
l'application à l'art équestre d'une science reconnue:
la mécanique. I1 dit "en cherchant les moyens d'unir ces
deux corps de même espèce, il serait aisé de
voir que leur union dépend des lois de la mécanique.
C'est dans cette science que nous devons puiser les principes d'équitation"
(8). Ici la mécanique est
la science des mouvements entre des corps qu'une autre science,
l'anatomie, définit comme identique: c'est-à-dire
" deux systèmes de poulies et de ressorts ".
La théorie équestre
développa des concepts nouveaux qui se justifiaient mieux
abstraitement que comme moyens pratiques de dressage. En fait ils
fournissaient aux hommes des éléments intellectuels
pour appréhender comme un tout le dressage du cheval et celui
du cavalier. Ce besoin de construction idéologique du dressage
du cheval répondait à la nécessité qu'avaient
tous les régiments de cavalerie de trouver une théorie
disciplinaire unique soumettant cavaliers et chevaux (9).
Deux auteurs nous permettront de mieux cerner ce
siècle équestre: la Guérinière et Dupaty
de Clam.
II - LA GUERINIERE
: LES FLEXIONS DU CORPS
François Robichon de la Guérinière
(1688-1751) (10) est issu d'une
famille vosgienne de gentilshommes verriers. Il est né en
Normandie où il passe sa jeunesse. Son frère ainé
y dirigea l'Académie d'équitation de Caen de 1728
à 1761. En 1715, il va à Paris pour diriger une Académie
d'équitation à l'emplacement actuel de la rue de Médicis,
entre le n°3 et la Fontaine Médicis dans le Jardin du Luxembourg,
qui était alors moins étendu. Pendant quinze années
il y exerça son art jusqu'au moment où il fut nommé directeur
du Manège des Tuileries par le Grand Ecuyer de France, le
prince Charles de Lorraine, comte d'Armagnac. Il devait y enseigner
jusqu'à sa mort. Ses deux directions d'Académie lui
coutèrent toujours plus d'argent qu'elles ne lui en rapportèrent.
Il est intéressant de noter à ce sujet, que La Guérinière
se débattit toute sa vie dans des embarras d'argent malgré
l'estime de la Cour et des "Grands". Comme pour tous les théoriciens
utilisés dans cette étude, nous présentons
seulement les points de leur savoir les plus intéressants
pour notre propos. La Guérinière recherche dans son
dressage du cheval, l'appui de la bouche du cheval sur la main de
cavalier qui se fait sans empiéter sur la légèreté.
Pour cela il met au point un exercice d'assouplissement du corps
du cheval : l'épaule en dedans.
1. L'appui
et la légèreté
Pour La Guérinière, la main a une
importance extréme : "la hauteur de la main règle
ordinairement celle de la tête du cheval; c'est pourquoi il
faut la tenir plus haute que dans la situation ordinaire pour les
chevaux qui portent bas, afin de les relever: et elle doit être
plus basse et plus près de l'estomac pour ceux qui portent
le nez au vent, afin de les ramener et de leur faire baisser la
tête. Lorsqu'on porte la main en avant, cette action lache
la gourmette et diminue par conséquent l'effet du mors. On
se sert de cette aide pour chasser en avant un cheval qui se retient:
lorsqu'au contraire on retient la main près de l'estomac,
alors la gourmette fait plus d'effet et le mors appuie plus ferme
sur les barres, ce qui est bon pour les chevaux qui tirent à
la main".
Pour La Guérinière, la bonne main
a trois qualités, qui sont d'être légère,
douce et ferme. La main légère est pour lui celle
qui ne sent point l'appui du mors sur les barres. La main douce
est celle qui sent un peu l'effet du mors, sans donner trop d'appui.
Et enfin la main ferme est celle qui tient le cheval dans un appui
à pleine main.
L'action de la main est toute faite de modulation
et lorsque l'on dit rendre la main, qui est l'action de la main
légère, il faut néanmoins la retenir doucement,
pour chercher et sentir peu à peu dans la main l'appui du
mors, c'est cet appui qui établit un contact de qualité
avec le cheval. C'est ce qu'on appelle avoir la main douce.
La main ferme est celle qui progressivement résiste
de plus en plus en tenant le cheval dans un appui plus fort. Mais
toujours, pour La Guérinière, la main douce doit précéder
et suivre les effets de la fermeté. Rendre la main d'un seul
coup ou bien la tenir ferme d'un seul coup, c'est offenser le cheval
qui répond par des coups de tête. Le coup de tête
est la chose la plus disgracieuse et qui témoigne évidemment
de la mauvaise main.
Ainsi, "l'appui" est le concept central de l'équitation
de La Guérinière. Tous ses exercices cherchent à
obtenir le meilleur appui possible. Qu'est-ce que l'appui pour lui?
"L'appui est le sentiment que produit l'action
de la bride dans la main du cavalier, et réciproquement l'action
que la main du cavalier opère sur les barres du cheval. I1
y a des chevaux qui n'ont point d'appui, d'autres qui en ont trop,
et d'autres qui ont l'appui à pleine main.
Ceux qui n'ont point d'appui sont ceux qui craignent
le mors et ne peuvent souffrir qu'il appuie sur les barres, ce qui
les fait battre à la main et donner des coups de tête.
Les chevaux qui ont trop d'appui sont ceux qui
s'appesantissent sur la main.
L'appui à pleine main, qui fait la meilleure
bouche, c'est lorsque le cheval, sans peser ni battre à la
main, a l'appui ferme, léger et tempéré; ces
trois qualités sont celles de la bonne bouche d'un cheval,
lesquelles répondent à celles de la main du cavalier,
qui doit être légère, douce et ferme".
L'appui est donc la condition indispensable de
la transmission immédiate et continue de la volonté
du cavalier au cheval. La qualité de cette transmission est
la plus sûre garantie contre la rétivité. En somme,
l'appui veut dire que le cheval doit être dans la main, mais
il ne doit jamais être en avant ni en arrière de la
main.
2. L'épaule
en dedans
François de La Guérinière contribua
très largement à édifier la célébrité
de l'Ecole Française d'Art Equestre. Une autre leçon capitale de
dressage peut être aussi mise à son actif même
si son maître M. de Vendeuil en fut le premier instigateur,
car c'est tout de même lui qui en rédigea les termes
: "l'épaule en dedans".
La Guérinière
considère que la leçon de l'épaule en dedans "produit
tant de bons effets à la fois" qu'il la considère
"comme la première et la dernière de toutes celles
qu'on peut donner au cheval pour lui faire prendre une entière
souplesse et une parfaite liberté dans toutes ses parties
(11), l'épaule en dedans
étant ainsi un moyen de mettre le cheval sur la main en juste
appui. L'épaule en dedans est une manoeuvre qui consiste
à amener les épaules du cheval à l'intérieur
du manège et à lui conserver les jambes arrières
sur la piste.
"Cet exercice assouplit le
cheval dans toute sa longueur: assouplissement des épaules,
assouplissement de la colonne vertébrale, assouplissement
de l'arrière-main et engagement des postérieurs. Elle
est également un moyen de domination" (12).
L'épaule en dedans est un moyen de domination car elle oblige
le cheval à se ployer sur la jambe. Le cheval marche sur
deux pistes, les hanches restant près du mur et les épaules
s'incurvant du côté opposé à celui vers lequel
il se déplace.
L'épaule en dedans, sur un cheval confirmé,
doit procurer au cavalier la sensation que le cheval se ploie sur
la jambe: la jambe est l'instrument de la puissance.
Le rôle alternatif des jambes dans l'assouplissement
du cheval à droite puis à gauche délie le corps
du cheval. Cet exercice développe chez le cheval trois aptitudes:
- une liberté des épaules, l'obéissance à
la main et donc en conséquence une légèreté
de l'avant main,
- une souplesse des hanches, l'obéissance à la jambe
et donc un engagement de l'arrière main,
- un "liant" de la colonne vertébrale qui harmonise l'avant
main et l'arrière main.
Dans ce mouvement, les jambes doivent donner l'action
et la main la position: le rôle des mains et des jambes se précisent.
Ni la main, ni les jambes ne doivent agir d'une manière continue,
elles interviennent selon les réactions du cheval dans l'exercice
demandé. La conception volontariste de mise en harmonie du
corps du cheval et de celui du cavalier s'est développée
avec La Guérinière.
Le cheval dressé, pour cet écuyer,
est celui qui, dans toutes les figures de manège plus ou
moins acrobatiques, conserve une attitude légère c'est-à-dire
qu'à aucun moment sa tête ne pèse sur la main
du cavalier.
Le cheval conserve un équilibre parfait
dont la main cavalière est garante. La Guérinière
a peu utilisé d'arguments de géométrie. Par
beaucoup de côtés, en évitant le langage mécaniste,
il est celui qui a exprimé le mieux la délicatesse
de l'art équestre. Les théoriciens qui lui succèderont
succomberont aux influences de l'équitation militaire. Si
la bouche du cheval reste pour la Guérinière le point
"central"du dialogue entre le cheval et le cavalier, la qualité
de ce dialogue, révélé par le bon et juste
appui, passe par l'assouplissement entier du corps commandé.
III - DUPATY
DE CLAM : L'ANALYSE DU POUVOIR
Elève de la Pleignière (1722-18..)
qui était un des proches de La Guérinière,
Dupaty de Clam (1744-1782) rentre aux mousquetaires le 29 mai 1762,
dans la première compagnie. Les Mousquetaires faisaient partie
de la Maison du Roi et se scindaient en deux compagnies: les gris
et les noirs qui se distinguaient à première vue grâce
à la robe de leurs chevaux. Les Mousquetaires représentaient
un corps d'élite et les titres de noblesse étaient
requis pour y accèder. Dupaty de Clam démissionne
en 1769 pour se retirer dans sa ville natale, La Rochelle, où il
devient membre de l'Académie des Sciences et des Belles Lettres.
Rapidement il accède aussi à celle de Bordeaux. Dupaty
de Clam meurt prématurément en laissant trois ouvrages
d'art équestre dont le style et la clairvoyance font de lui
un des meilleurs écrivains équestres. "Pratique de
l'équitation, ou l'art de l'équitation réduit
en principes" est édité en 1769, "Traités sur
l'équitation" en 1771, "La science et l'art de l'équitation
démontrés d'après la nature" en 1776.
Voici successivement trois définitions de
l'équitation énoncées par les trois ouvrages
de Dupaty en 1769, 1771, 1776.
"La cavalerie est l'art de
monter les chevaux et de les dresser. Cet art se divise en trois
parties principales : la première apprend à l'homme
à se placer sur le corps du cheval ; la seconde nous fait
connaître les opérations que l'on exige de l'animal,
et les moyens surs de s'en faire obéir; la troisième
détermine les instants les plus propres à l'exécution
des différents mouvements, soit de l'homme, soit du cheval.
Personne ne peut donc être homme de cheval s'il n'y est bien
placé, s'il ne connaît 1'usage de ses membres, et s'il
ne sait les faire agir à propos. La cavalerie, ou ce qui
est la méme chose, l'équitation, est art et science
tout à la fois: elle est art, par la pratique aisée
que donne une grande habitude du cheval: elle est science par le
grand nombre de connaissances qu'un ma1tre doit posséder
sur lesquelles il doit régler son travail. Le premier pas
que l'on fait pour acquérir l'un et l'autre est d'accoutumer
son corps à se soutenir sur le dos du cheval, de manière
à ne point crain-dre les chutes. On pourrait, pour l'usage
essentiel de l'animal, se borner à une posture peu régulière,
et dont le seul mérite serait de produire une grande force
et une tenue à l'épreuve des accidents; aussi voyons
nous communément que ceux qui se servent le plus des chevaux,
sont très mal placés. Ce serait avoir bien peu d'ambition
que de se contenter de se servir du cheval en tant qu'il peut nous
transporter d'un lieu à l'autre de n'importe quelle façon.
L'art a un objet plus vaste, il en exige un service plus digne des
connaissances de l'homme qui cependant n'est en droit d'y prétendre,
que lorsque ses membres ont reçu une position régulière,
aussi agréable à la vue, que nécessaire à
l'exécution. Les règles que l'on s'est prescrites
ne sont point arbitraires: on a vu des hommes bien faits et d'une
belle proportion, se tenir à cheval différemment des
autres, on a cru qu'il fallait les imiter. Un examen sérieux
et réfléchi a établi les premiers principes
de la science : le temps, l'étude de la Nature, le travail,
l'on fait parvenir au degré où nous le possédons"
(13).
Plus tard, et d'une manière
plus lapidaire voici ce qu'il dit: "on se convaincra que le but
de l'équitation est d'exciter dans le cheval un mouvement
réglé par la combinaison des forces que l'on met en
usage pour cet effet" (14).
En 1776, il reprend à nouveau une définition
de l'équitation: "le but de l'équitation est l'usage
du cheval. Cet usage, qui doit être aussi facile à
l'homme que celui de ses propres membres, s'ils sont sains et bien
conformés, ne peut avoir lieu sans l'action et la réaction
réciproque des deux individus l'un sur l'autre: autrement
il serait impossible qu'il y eût communication de mouvement. L'homme,
par le moyen de ses membres, comme par autant d'instruments, agit
sur le cheval, l'ébranle et le dirige. Le cheval, en déployant
ses membres pour obéir, réagit sur l'homme, l'ébranle
et le met en mouvement par l'effet du transport. Le changement dans
la posture de l'homme est senti par le cheval, et les mouvements
du cheval sont ressentis par l'homme. Cette réciprocité
de sensations est le résultat de l'action et de la réaction.
L'action de l'homme sur le
cheval, et la réaction du cheval sur l'homme, sont subordonnées
à certains principes, à certaines causes qui se trouvent
dans l'un et l'autre mais qu'on ne doit pas laisser développer
par le hasard si l'on désire exécuter avec justesse.
La première loi de cette justesse est l'union intime de deux
individus: union qui exige de la part du cavalier une position et
des actions convenables, et de la part de l'animal, une subordination
sans bornes, une obéissance prompte et aveugle, du moins
autant que les lois de sa construction ne sont pas violées.
Comme la construction d'une machine quelconque doit être déterminée
sur l'usage que l'on veut en faire: de même la position de
l'homme se réglera sur l'emploi de ses membres à cheval.
Le corps humain est destiné à donner un mouvement
au cheval, en composant les forces de différents membres
de manière qu'il s'ensuive, de la part de l'homme une direction
fixe, et, de la part du cheval, une vitesse connue, car l'équitation
résulte d'une quantité de puissances composées
ensemble. Ce sera donc relativement à ce but que nous poserons
le corps de l'homme sur le cheval" (15).
Fort de ces définitions d'ensemble, Dupaty
de Clam développe sa théorie selon deux axes :
- Comment faut-il que l'homme soit pour qu'il puisse dominer le
cheval ? Dupaty de Clam parlera de l'organisation corporelle de
la puissance de l'homme.
- Comment "organiser" le cheval pour qu'il obéisse promptement
à son cavalier ?
Dupaty de Clam répondra à ces questions
toujours dans la perspective scientifique qu'il prescrit pour l'équitation,
ce qui l'amène à développer deux concepts pour
présenter l'homme et le cheval, l'un sur l'autre: la ligne
de puissance représentant le corps de l'homme, et la ligne
d'obéissance que le corps du cheval évoque.
1. La ligne
de puissance
"La puissance de l'homme est
cette propriété de son corps par laquelle il détermine
le cheval, dont l'action est le résultat des forces de l'homme"
(16).
Dupaty de Clam ajoute que pour calculer ce théorème
il faut pour un moment faire abstraction de la volonté de
l'animal, sans laquelle il ne s'opérerait point d'action.
Dupaty de Clam décrit en anatomie le corps
de l'homme à cheval, et tient à tout prix à
ne pas s'écarter de cette science à ses yeux essentielle
à l'écuyer. A propos du corps voici comment dans son
ouvrage "La science de l'art et l'équitation", il décrit
chacune des parties de l'homme à cheval.
"L'épine du dos, dans
son attitude naturelle ne peut être tellement placée,
que chaque vertèbre ait pour base toute la surface de la
vertèbre qui lui est unie inférieurement. Comme le
total forme une double S, il est impossible que la ligne de gravité,
cette verticale dont nous avons parlé, passe par les mêmes
points de chaque vertèbre, et même toutes ne seront
pas touchées par cette ligne. Cependant on doit chercher
à en approcher les vertèbres lombaires le plus qu'il
est possible. L'extrémité inférieure de cette
ligne doit aboutir au coccyx; son extrémité supérieure
doit toucher au nez de l'homme. Si l'on applique une ligne oblique
à l'occiput et qu'on l'amène jusqu'au coccyx, on aura
la direction de la puissance" (17).
D'une ligne verticale traversant
le corps de l'homme, Dupaty de Clam déduit une "direction
de la puissance": cette disposition favorise le maintien du corps
dans l'attitude la plus propre à construire les forces qui
doivent agir sur le cheval". Mais Dupaty de Clam remarque après
une longue observation que le naturel oblige l'homme à être
légèrement oblique, et la verticale si elle doit passer
obligatoirement par le centre de gravité du corps humain,
représente plutôt une diagonale d'un parallélogramme
renfermant le corps humain (18).
De cette inclinaison générale, il
déduit la position des autres parties du corps montrant à
quel point le monde équestre du moment attachait d'importance
aux positions corporelles:
- "la tête ne devrait pas avoir d'autre position que d'être
bien droite sur les deux épaules, portant bien également
sur l'atlas, en sorte qu'elle fut en état, en se redressant
et en s'élevant un peu, d'augmenter la puissance du levier
formé par la colonne vertébrale".
- Les cuisses "embrassent le cheval, en appliquant sur la selle
la partie de la cuisse qui présente le plus de muscles.
Le travail "supplée à ce que la Nature se refuse",
car ce que l'on appelle la cuisse "tournée sur son plat"
procure une sorte de dislocation, "nécessaire, mais à
laquelle on ne doit arriver que lentement".
- "Les genoux seront étendus en sorte que les muscles employés
à l'articulation aient le moins d'action possible. Si on
était sans cesse obligé de les faire agir, cela
occasionnerait une variété d'opérations et
de forces qui brouilleraient le cheval et rendraient l'exécution
confuse. Le genou étant trop lié, ôterait à
l'action de l'homme la faculté de s'étendre le plus
loin possible sur le corps du cheval et de trouver ainsi le plus
grand nombre de points de contact, ce qui contredirait un des
premiers principes de position. De plus, il serait à craindre
que la contradiction de ses muscles ne donnât de la dureté
à la cuisse et ne la rendit plus susceptible de réaction,
car devenant plus élastique, elle serait plus portée
à se détacher du corps de l'animal par le mouvement.
On est au contraire obligé, par le relachement raisonnable
des muscles, de rompre l'action du cheval: opposer un corps mou
à l'action d'un corps dur le mouvement de ce dernier se
perdra pour lui".
- "La jambe doit suivre la position que lui indique la cuisse".
- "Les muscles qui composent la jambe, font mouvoir les pieds:
ils doivent être fort relachés, en sorte que ceux-ci
n'aient d'autre position que celle que la Nature leur donne, en
observant cependant qu'ils soient assurés et ne remuent
pas sans cesse".
- "L'homme qui a acquis une position telle
que nous venons de la décrire, a sans doute de la tenue,
de la liaison, de l'étendue, et de l'enveloppe, car il
tient sur l'animal autant qu'il le peut et il y est lié
par le plus de points de contact possibles: ses membres sont dans
un beau déploiement, et il semble qu'il est maître
de toutes les parties de son cheval" (19).
La maîtrise de toutes les parties du cheval
se complète toute par l'action de la main.
"La main est destinée à faire agir
les rênes. Et comme le premier effet des rênes est de
donner la position de la tête du cheval et de l'y maintenir,
on est obligé de la placer dans un endroit où elle est à
portée de tout contenir".
La main a un rôle essentiel pour le cavalier, elle
communique au cheval des ordres précis que le corps rend
possible. Pour cela elle ne doit jamais être dans "une fausse
position" et n'être jamais "tombante".
Dupaty de Clam remarque
aussi que, au delà des principes généraux,
il faut individualiser les leçons aux "écoliers" car "un
sujet a besoin d'une leçon qui est dangereuse à un autre:
si la manie de l'imitation prend à un élève,
il se gâte et se dégoute". Ainsi notre auteur précise-t-il
les termes convenables à la position en vue d'éviter
les doutes et équivoques (*).
Dupaty de Clam organise le corps de l'homme comme
s'il fabriquait un automate, en cela il est influencé par
la façon de penser mécaniste de la fin du XVIIIe siècle.
Le corps est un mécanisme où chaque partie a des fonctions
particulières qui lui sont propres. Malgré toutes
les prescriptions, il est tout aussi important de conserver une
attitude naturelle. Sans naturel, il ne fait aucun doute qu'il n'y
aurait aucune justesse et que les parties "forcées" précipiteraient
le tout dans une "disposition irrégulière". Le but
donc est de bien disposer le corps. L'organisation du corps selon
Dupaty de Clam doit se modeler autour d'un axe parfait qui est représenté
par la verticale. Cette verticale ne peut être obtenue pour
le cavalier en selle que si celui-ci respecte la symétrie
des gestes et positions prescrites.
Pour Dupaty de Clam que nous avons présenté
ici comme théoricien de l'art équestre, il faut édicter
clairement les principes afin que le cavalier dispose son corps
et son esprit en toute rigueur doctrinale. A cheval, le corps de
l'homme respectant la ligne verticale, trouvera dès lors
le meilleur contact possible avec sa monture.
2. La ligne
d'obéissance
Ce n'est plus le cheval à proprement parler
que l'on cherche à dominer, mais quelque chose de nouveau.
Tout ce qui empêche de communiquer avec le cheval doit être
vaincu par le corps. Si une résistance médiatise les
rapports du cavalier et de sa monture, c'est l'affaire d'un travail
global du cheval et du cavalier: le cheval fait partie du corps
pensant qu'est le cavalier.
"La résistance du cheval
est cet objet sur lequel s'exercent les talents de l'écuyer,
et qu'il cherche à vaincre, c'est contre elle qu'il employe
les puissances composantes des différents membres de son
corps" (21).
"La leçon d'équitation"
"La tête des élèves est ordinairement
basse, ils tendent le menton et penchent la tête de côté
ou d'autre. On leur dit donc: levez la tête: la tête
droite. Rentrez le menton. Ne penchez pas la tête : qu'elle
soit portée également sur les deux épaules.
Le premier commandement s'exécute par une flexion en arrière,
le second, en se rengorgeant, le troisième par un mouvement
de la tête vers le côté opposé à celui
qu'elle penche.
Si le col est raide, on dit, relâchez votre
col, point de roideur dans le col.
Si les épaules sont hautes, on dit, baissez
les épaules, relâchez les épaules, mollissez
les épaules. Tout élève comprend et peut exécuter
ces préceptes. Mettez vos épaules en arrière,
applatissez les épaules, signifie qu'elles sont trop rondes,
et viennent trop en devant, qu'ainsi il faut faire le contraire.
Si l'élève ne concevait pas, il serait bon de lui
placer soi-même les épaules. Et l'on suivra cette méthode
avec fruit pour toutes les autres positions.
Souvent l'écolier raidit son bras et le
serre contre le corps, on lui dit alors: lâchez le bras, mollissez
le bras, ne mettez point de dureté dans le bras, détachez
le bras du corps, ne serrez pas les bras. A-t-il l'avant bras obliquement
par rapport au bras, on lui dit soutenez l'avant bras à la
hauteur du coude. A-t-il l'articulation étendue, pliez les
bras est le terme en usage. Si le poignet se fléchit, on
lui dit, n'arrondissez pas le poignet, s'il s'étend trop,
vous estropiez le poignet, mettez votre main sur la ligne du bras:
s'il le baisse, soutenez le; s'il l'enlève trop, votre poignet
est trop haut.
Rarement la main conserve sa position, les doigts
s'estropient, sont à moitié ouverts, le pouce est
raccroché, les rênes glissent des mains: on dit alors,
placez la main devant vous, fermez tous les doigts, sentez vos rênes,
allongez le pouce dessus. Quand la main est incertaine, on dit,
assurez la main, votre main en place, si elle est trop dure, mollissez
le poignet, la main, point de dureté dans la main.
Le rein est-il trop mou, le dos courbé,
la poitrine courbée, dites à l'élève
soutenez votre rein, grandissez vous du haut du corps, soutenez
vous.
Est-il au contraire raide, le rein creux, les fesses
débordent la selle, on l'avertit par ces mots: mollissez
vous, poussez vos fesses sous vous, poussez la ceinture en avant,
ne creusez pas les reins. Si les fesses s'élèvent
et que le corps s'en aille en avant, on lui dit: asseyez vous, laissez
vous porter également sur les fesses, mettez le haut du corps
en arrière. On le corrige de son incertitude en lui disant
: rassurez-vous, employez plus de nerf.
Lorsque la cuisse est trop en avant, qu'elle n'est
pas étendue le plus qu'il est possible, l'écolier
doit être averti par ces mots : étendez-vous, laissez
tomber vos cuisses. Si elles sont dans un état de trop grande
adduction, relâchez vos cuisses, mollissez les sont les termes
usités.
Les genoux trop pliés, trop ouverts, la
jambe en avant trop raide, trop écartée du cheval,
sont des défauts dont on fait apercevoir l'élève,
en lui disant : étendez vos genoux, tournez vos cuisses,
lâchez vos jambes, laissez les tomber naturellement, liez
les, servez vous en.
Les pieds sont-ils mal placés, raides et
la pointe haute, on peut dire, placez vos pieds, lâchez les,
sont-ils trop mous, on avertit de les rassurer.
L'assiette n'est-elle pas sur le centre, on dit
: jetez votre assiette en dehors ou en dedans. Si le corps est mal
tourné, on dit, avancez le côté, à partir du
bas des reins.
Portez le poids du corps en dedans, avertit l'élève
qu'il ait à contre-balancer l'action qui le porte en dehors
par le poids de son corps en dedans.
Tels sont à peu près
tous les termes de la leçon donnée conséquemment aux
principes que nous avons adaptés à la construction
du corps humain" (20).
Le corps de l'homme étant défini
comme un axe de puissance, comment agit-il sur le cheval défini
comme son corps ?
"L'homme agit sur le cheval ou par lui-même,
ou par un second agent dont la force et les opérations facilitent
les siennes. Il agit immédiatement sur l'animal par la puissance
de son propre corps. Nous observons dans la suite tous les moyens
que ce corps peut employer pour vaincre l'animal.
Nous verrons que l'homme
peut opérer avec autant d'efficacité que les machines
de la mécanique auxquelles je le compare, lesquelles sont
appliquées à des masses inanimées qu'il faut
remuer. Le mors et les éperons sont ces agents qui viennent
au secours de l'homme, ils sont destinés à augmenter,
diriger ou diminuer le résultat de puissance de son corps
(21 bis).
Pour comprendre ceci, il ne
faut pas perdre de vue que dans l'équitation on travaille
non seulement sur la machine du cheval en général,
mais encore sur chaque portion en particulier, et cela se fait dans
tous les instants parce que chaque partie doit contribuer à
l'ordre total et que l'homme doit être attentif à tout
ce qui se passe dans les différents membres. Les puissances
qui agissent sur la bouche composent un système de forces
bien différent de celui qui est appliqué aux autres
parties du corps du cheval pour parvenir à l'exécution
dans l'art de la cavalerie, il s'agit de réunir les résultats,
en sorte que rien ne se nuise" (22).
Le cheval pour Dupaty de Clam ne peut se mouvoir
selon les règles de l'équitation "s'il n'y est sollicité
par les différentes opérations que fait sur lui l'homme
qui le monte".
Il déduit les mouvements
du cheval de ceux du cavalier, car il lui est impossible "qu'il
puisse remplir les conditions prescrites, s'il n'est déterminé
par des causes qui soient hors de lui, mais avec lesquelles il peut
avoir des rapports". Dupaty de Clam ajoute que le cheval n'est pas
"indifférent" à cette puissance de l'homme "puisqu'il
y obéit et qu'on peut démontrer les causes et les
qualités de son obéissance en exposant les diverses
actions de la puissance" (23).
Pour produire sa théorie, Dupaty de Clam
est ainsi obligé d'accentuer sa démonstration du cheval
comme machine. Mais 'machine" pour lui ne veut pas dire articiciel:
cette idée du cheval machine sert à souligner l'obligation
de la domination de l'homme sur l'animal.
"L'art de l'équitation
exige que l'homme connaisse et mette en pratique les moyens convenables
pour plier le cheval, et que celui-ci se trouve soumis par les talents
de son homme. On ne peut donner, pour dresser un cheval aucun précepte
qui ne dépende pas entièrement de l'homme, il ne se
prête au repos ou au mouvement que par les actions de son
cavalier. Je dis des actions: car le cheval étant dépourvu
de connaissances, puisque nous le supposons au rang des êtres
inanimés, ce n'est que par des actes extérieurs que
l'homme peut lui transmettre ses volontés en sorte que le
cheval mis en mouvement par telle ou telle action de l'homme y répond
exactement et c'est la physique jointe à la mécanique
qui nous fait voir les rapports et les raisons de cette obéissance.
On peut donc se figurer l'homme comme un système de forces
combinées dont l'effet est proportionnel à leurs causes,
et le cheval comme la masse à mouvoir dans une direction
et avec une vitesse données. Cette proportion nous montre
en un instant qu'il n'y a point d'équitation sans un despotisme
entier de l'homme et sans une subordination parfaite de la part
du cheval" (24).
Mais comment assurer cette domination ? Dupaty
de Clam en bon mécaniste, cherche le point géométrique
qui permettra d'assurer infailliblement le pouvoir du cavalier.
"I1 y a nécessairement
un point central dans le cheval: tous les corps existants en ont
un (...). Si l'homme est fixe, assuré, obéi du cheval,
il a rencontré le point central; ainsi en prolongeant la
ligne de direction de la puissance de son corps, on doit être
assuré qu'il rencontre ce point central la seule façon d'unir
ces deux corps, c'est de donner à leurs centres une direction
commune, ce doit être le but de l'homme qui cherche à
se placer à cheval" (25).
Ce point central, unique dans
l'hypothèse de la perfection est donc celui qui est traversé
par la ligne de puissance définie comme verticale. Cette
verticalité du cavalier cause sa puissance. Pour qu'il y
ait perfection, cette verticale de la puissance humaine et cavalière
doit couper au point central une autre ligne, celle dessinée
par l'obéissance du cheval. Quelques soient les moyens employés
pour réussir, n'oublions pas que la résultante des
muscles mis en oeuvre, est la ligne par laquelle le cheval obéit
et que le degré de force que ces muscles acquièrent,
est celui de l'obéissance de l'animal" (26).
Dupaty de Clam va ainsi développer l'idée
de rectitude. Le cheval ne peut être droit, si l'homme ne
l'est pas. Donc, ce n'est que si l'homme observe les préceptes
équestres qu'il pourra obtenir une position qui lui permettra
alors de bien positionner son cheval.
"L'homme et le cheval droits, tous deux formant
un système de systèmes combinés, parfaits et
pleins d'harmonie est l'objet de recherches de l'écuyer.
C'est aussi en quelque sorte la pierre philosophale". L'homme droit
est celui qui avance ou s'arrête l'arrière main géométriquement
placée derrière l'avant main. Le cheval ne peut en
conséquence être droit si le cavalier ne l'est pas.
Dupaty de Clam ajoute même
une notion fondamentale: "il est rare de trouver un homme qui soit
souvent bien combiné avec son cheval pour former le droit,
ce point est presque indéfinissable dans la nature (...).
On pourrait définir l'équitation, l'art de mettre
l'homme et le cheval droits l'un sur l'autre (27).
Dupaty de Clam parle de la rectitude parfaite:
celle que forme la ligne verticale du cavalier et la ligne d'obéissance
du cheval. Autrement dit la perfection consiste à former
un angle droit entre la ligne de puissance et celle d'obéissance,
la ligne d'obéissance se définissant donc géométriquement
comme une horizontale.
Cet angle droit formé entre les deux lignes
verticale et horizontale, n'existe pas fixement mais les efforts
pour l'atteindre oblige la recherche de l'équilibre.
"L'état de l'équilibre
est une condition qui doit précéder toutes les opérations
dans une équitation méthodique et pratiquée
selon les règles: c'est une préparation sans laquelle
le cheval ne peut répondre, c'est de ce point que l'on part
pour lui demander quelque chose. Tel est un instrument dont on ne
peut tirer une harmonie juste si les cordes ne sont pas d'accord"
(28).
Cet équilibre instable est toujours remis
en question par le mouvement: monté par un homme appliquant
les préceptes équestres, un cheval négocie
et établit une relation correcte, définie par le schéma
géométrique d'une ligne "cheval" entrecoupant une
ligne "cavalier" en angle droit: la verticalité symbolisant
la puissance et l'horizontalité symbolisant l'obéissance.
Le commandement parfait étant celui démontré
par la maintenance en équilibre de l'angle droit entre la
ligne de puissance et la ligne d'obéissance.
Voilà comment la "mécanique" appliquée
au dressage du cheval peut révéler des symboles du
pouvoir sousjacent.
Dupaty de Clam arrive à une telle démonstration
car il a connu la manière dont l'équitation classique
tentait de s'appliquer à la cavalerie comme une forme disciplinaire.
Il a poussé à l'extrême la conception mécaniste
et géométrique. Si cette conception équestre
est caractéristique de la fin du XVIIIe siècle, il
faut noter qu'avant son utilisation les chevaux dressés adoptaient
des attitudes similaires qu'aucune théorie précise
n'édictait. Dupaty de Clam en fait révèle avec
des emprunts à d'autres savoirs (mécanique, anatomique...)
la figure " parfaite " du dressage et du commandement.
Le partage entre l'humanité et l'animalité
traverse l'homme lui-même. La relation de l'homme avec le
cheval fut l'occasion pour l'homme de traiter avec et dans son corps
des forces qui lui permettent d'établir son pouvoir sur la
nature et par conséquence sur ses congénères.
Les théories équestres
ont lentement développé un processus d'anthropologisation
du cheval. Le cheval droit c'est le cheval du chef: la nature animale
dressée par l'homme qui symboliquement doit être le
plus fort. Dans la relation équestre de l'homme et du cheval
se déroule un dialogue fondamental et implicite de l'homme
avec sa phylogénèse (29).
Le cheval, "la plus noble conquête de l'homme",
est pris à partie par le cavalier pour un dialogue sur lui-même.
L'acte de se mettre debout, vertical, est un acte de volonté
dont toute l'entreprise d'institutionnalisation a repris la dynamique:
le dressage d'une verticalité des ordres et des commandements
face à une horizontalité "ordonnée" des obéissants.
L'érection d'un axe de commandement vis-à-vis d'un
parterre soumis est une figure fondamentale de tout groupe d'hommes
qui developpe à une action collective. L'angle droit est
un archétype de la perfection du fonctionnement social. Ce
perfectionnisme ne se conçoit comme stable qui si cet angle droit
est dessiné entre une verticale et une horizontale.
Ce dressage du cheval et sa théorisation
fut le fait exclusif de l'aristocratie. Les observations ci-dessus
ne concernent que cette caste dominante qui avait développé
ainsi des aptitudes particulières pour tenté de rationnaliser
une représentation du monde et son pouvoir sur celui-ci.
Mais cette aristocratie n'était pas isolée
et les roturiers, les autres hommes, pouvaient assister depuis longtemps
à ce rituel équestre.
Quelques anecdotes montreront l'avidité
avec laquelle des personnes autres que nobles désiraient
entrer dans la symbolisation équestre qui est aussi un débat
sur la nature du pouvoir, dont la centralisation se déroulait
particulièrement à Paris.
"Les académies sont
trés coûteuses et en petit nombre; elles sont encore des
privilèges royaux: de sorte que dans cette grande ville,
le bourgeois ne peut faire aucun usage du cheval" (30).
Cependant quelques personnages
plus ou moins marginaux essayent d'outrepasser cette impossibilité.
Le roturier Thiroux demanda avec insistance les lettres royales
pour ouvrir une académie à Paris, ce qui fut toujours
refusé même lorsqu'il abusa les services du Grand Ecuyer
en affichant sur le devant de son école le titre d'académie.
On l'obligea à inscrire "Manége bourgeois" ce qui,
d'aprés lui, faisait fuir les "clients". I1 ferma boutique
en attendant la Révolution de 1789 devant laquelle il se
présenta comme un martyr de l'Ancien Régime. En 1780,
il avait écrit un traité d'équitation où il
présente l'homme à cheval d'une manière simple
mais dont l'image géométrique est à relever
: "l'homme offre un corps perpendiculairement élevé.
La totalité du cheval présente une superficie circulaire
horizontalement appuyée sur quatre bases. Tous deux se divisent
en trois parties qui font, pour l'homme, le haut, le milieu, le
bas du corps, l'arrière-main" (31).
Thiroux trace aussi une figure géométrique
en faisant du corps de l'homme une verticale et du corps du cheval
une horizontale. La verticale formant avec l'horizontale un angle
déterminant les points cardinaux du profil du centaure: le
haut, le bas, l'avant main, l'arrière main.
Il est difficile de saisir le véritable
sentiment des écuyers qui prônaient l'utilisation de la science
mécanique dans l'art équestre. I1 ne fait aucun doute
que pour Dupaty de Clam cela fait partie d'un vaste projet de scientifisation
des rapports humains avec la nature. Cependant, il faut émettre
quelques réserves sur la valeur des préceptes de Thiroux.
Cet écuyer n'innove en rien, il est surtout connu pour son
opiniatreté à vouloir étre reconnu comme écuyer
par la noblesse. En fait, il emprunte sans originalité, la
formulation équestre de la fin du XVIIIe. Néanmoins
Thiroux devait trouver dans le discours équestre "mécanisé"
des échos d'un débat où les roturiers n'étaient
point des intrus: la mécanique.
Si on s'accorde avec l'historienne
A. Jouanna pour dire que "mettre ensemble les arts mécaniques
et la noblesse, c'est les placer au même niveau dans la grille
hiérarchique et par conséquent voir entre eux des
correspondances, c'est une absurdité, une faute contre la
logique" (32). On peut se demander
si ces deux écuyers avaient la méme utilisation du
raisonnement mécanique. Cette conception ambivalente sera
à l'origine des débats équestres très
conflictuels au XIXe siècle.
En 1793, le cirque Franconi
représenta pour la première fois la parade de Rognolet,
ce tailleur gascon qui éprouve tant de difficultés
si grotesques en voulant se faire écuyer. Cette farce fut
dénoncée comme une allusion affligeante aux mésaventures
équestres de Robespierre. L'allusion fut prise avec une telle
indignation que Franconi fut arrêté et cela faillit
lui coûter la tête. Robespierre à l'apogée de
sa vie politique s'essaya en effet, à l'art équestre.
Pendant un bon mois il tenta de se faire obéir du quadrupède
avec force leçons et conseils. I1 n'eut que des déboires
et de guerre lasse ne gouverna qu'à pied. A pied, l'Incorruptible
représentant du peuple ne put gouverner comme un homme de
cheval, "qui sait si ce ne fut pas là une des causes du 9
thermidor ?" (33).
En revanche les Assemblées Révolutionnaires
entrèrent et s'intallèrent dans les manèges.
Construit en 1721 pour l'instruction équestre
du jeune Louis XV par les soins du duc d'Antin, le manège
royal des Tuileries se campait sur l'emplacement de l'actuelle rue
de Rivoli à l'aboutissement de la rue de Castiglione. Il
jouxtait le jardin et s'ouvrait sur une longue carrière qui
s'étendait jusqu'à l'angle du château, aujourd'hui
place des Pyramides.
Le manège fut détruit en 1803-1804
pour le percement de la rue de Rivoli où circuleront dés
lors voitures et carrosses.
Le manège des Tuileries
abrita et enveloppa non seulement les exercices et démonstrations
des écuyers du siècle des lumières, mais aussi
tous les discours des assemblées révolutionnaires
qui y trouvérent leur lieu de prédilection (34).
Le 29 novembre 1792, le procés du roi Louis
XVI s'y tint.
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